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Un ABC de l’agriculture avant les votations sur les pesticides

Le 13 juin, 97% de citoyens majoritairement citadins décideront du sort des 3% de leurs compatriotes paysans. Tentons ici, avec l’aide des ingénieurs agronomes Claude Quartier et Raphaël Charles, d’intégrer le minimum de connaissances sur l’agriculture suisse avant de voter sur les deux initiatives dites «phytos».

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Suisse votation sur les pesticides

La tension est extrême dans les campagnes suisses. Et les batailles d’arguments entre deux visions de l’agriculture font rage.

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Cet article s’est fixé comme seul but d’offrir à ses lecteurs des informations utiles sur l’agriculture suisse actuelle avant les votations fédérales du 13 juin, sur les fameuses initiatives dites «phytos». Car que savons-nous vraiment de notre agriculture des années 2020 quand on la voit de loin, sous la forme d’un paysage depuis le salon d’une villa, au travers du pare-brise d’une voiture ou des fenêtres d’un train?

Le dossier agricole est d’une grande complexité. Il se prête donc mal aux théories simplistes du café du Commerce. Quels sont, par exemple, les points communs entre un cultivateur de betteraves sucrières et une viticultrice bio, entre une éleveuse de volailles fribourgeoise et un paysan de montagne des Grisons, entre un céréalier vaudois et un éleveur de porcs lucernois? Le contexte, le quotidien, les défis, les contraintes, les aides fédérales ou encore les perspectives d’avenir de ces travailleuses et travailleurs de la terre divergent souvent complètement.

En revanche, toutes ces familles paysannes sans exception sont directement concernées par les résultats des prochaines votations. Un second point commun de la paysannerie, c’est, rappelons-le, que ces seuls 3% de citoyens nourrissent, en volume, une bonne moitié de la population de ce pays. Ce service-là, vital, devrait au moins nous inviter à mieux connaître et comprendre le quotidien du monde rural.

Suisse votation sur les pesticides

Le 13 juin prochain, 97% de citoyens majoritairement citadins décideront du sort des 3% de leurs compatriotes paysans. 

leblogducuk.ch

Deux ingénieurs agronomes de sensibilité complémentaire donnent chacun son éclairage personnel sur l’agriculture dans ces pages: Raphaël Charles, chef du département Suisse romande du FiBL (Institut de recherche de l’agriculture biologique), et Claude Quartier, ancien rédacteur en chef du journal Agri et auteur de livres de vulgarisation, dont le dernier, «Révolution(s) dans les campagnes de Suisse romande», vient de sortir aux Editions Attinger. Ce chercheur et ce vulgarisateur, tous deux diplômés de l’EPFZ, ont des avis en partie divergents, mais ils partagent la même sympathie pour tous les paysans suisses.

1. Comment se porte vraiment l’agriculture suisse en 2021?


Il y a des thématiques qui semblent condamnées aux mauvaises nouvelles, voire au tragique. L’agriculture suisse, par exemple. Cette branche est-elle aussi mal en point que l’image véhiculée par les médias le fait penser?

Raphaël Charles: «Oui, le monde agricole suisse souffre et depuis longtemps. La population n’a pas conscience du rôle des agriculteurs dans le quotidien. Ce sont pourtant eux qui nous nourrissent et façonnent nos paysages. La nourriture n’est pourtant pas un bien comme les autres. Elle est vitale. Ce manque injuste de connaissance et de reconnaissance est très mal vécu par les paysans.»
 

Claude Quartier: «Je trouve qu’on ne rend pas forcément service à l’agriculture nationale en parlant surtout de ses problèmes et très peu de ses réussites. Les familles paysannes heureuses, elles existent! Le monde agricole de ce pays a démontré une grande capacité d’adaptation ces trente dernières années. Et on devrait tous se réjouir d’avoir conservé une agriculture familiale et non pas être passé à une agriculture industrielle avec des monocultures à perte de vue par exemple. Je déplore en revanche que l’on fasse pression sur cette branche en poussant le peuple à décider de questions principalement techniques, comme c’est le cas avec ces deux initiatives sur les pesticides et sur l’eau.

2. Quelques chiffres clés de l’agriculture suisse


L’évolution de l’agriculture suisse en un siècle est en fait une révolution. Certaines statistiques permettent de mesurer l’ampleur de ces bouleversements. En voici quelques-unes en désordre:

  • Aujourd’hui, l’agriculture nationale est assurée par 50 000 exploitations familiales (11 000 en Romandie). Il y a trente ans seulement, en 1990, elles étaient encore 93 000, soit presque le double. La surface moyenne des exploitations a donc logiquement doublé durant la même période pour dépasser les 20 hectares. Mais sur les 50 000 exploitations, seulement 1000 d’entre elles comptent plus de 30 hectares.
  • En 1995, la part du PIB de l’agriculture était de 1,4%. Aujourd’hui, elle ne représente plus que 0,6%.
  • L’acronyme SAU (surface agricole utile) est central pour se faire une idée de l’agriculture nationale. La SAU occupe un quart de la superficie du pays, soit 1 million d’hectares (ou 10 000 km2). Dans les années 1970, on disposait d’environ 1500 m2 par habitant pour le nourrir. Aujourd’hui, c’est moins de 500 m2.
  • C’est en 1981 que sont créées Bio Suisse et la marque Bourgeon. Le bio demeure très marginal jusqu’en 1993, date où la Coop lance la marque Naturaplan. Le bio n’est officiellement reconnu (et sa dénomination protégée) par la Confédération qu’en 1997. En 2019, la Coop et la Migros représentent 78% du chiffre d’affaires bio en Suisse.
  • L’agriculture bio suisse aujourd’hui est incarnée par 7000 producteurs (14%) qui travaillent 16% de la surface agricole suisse. En Romandie, 1200 exploitations bios sont recensées (9%). Les champions du bio sont les Grisons, avec 65% d’exploitations biologiques.
  • En 1990 déjà, l’agriculture suisse avait vécu une révolution, du moins conceptuelle. Durant l’après-guerre, elle avait été subventionnée. C’était en quelque sorte une agriculture d’Etat. Mais il y a trente ans, le système des paiements directs remplace en grande partie le subventionnement automatique. La Confédération rétribue alors les services paysagers et écologiques de l’agriculture, plus précisément les prestations écologiques requises (PER). Dans les faits, ce changement de paradigme n’a pas eu des conséquences aussi profondes qu’un double oui aux initiatives «phytos» en juin prochain.
Suisse votation sur les pesticides

Sur les murs des fermes comme dans les champs, ici à Senarclens (VD), partisans et opposants aux initiatives dites «phytos» avancent leurs arguments.

Jean-Christophe Bott/Keystone

3. Quelles seraient les conséquences d’un oui à une des deux initiatives «phytos», voire d’un double oui?


Raphaël Charles: «Cela serait un choc énorme pour la majorité des paysans. Ce ne sont pas eux qui sont responsables des problèmes actuels. Les agriculteurs répondent à un contexte économique et politique. Ils font ce qu’on leur dit de faire et ils font surtout confiance aux autorités. D’un autre côté, l’agriculture vit aussi des révolutions, des changements drastiques. L’introduction des paiements directs, c’était une sorte de révolution dans les années 1990. L’arrêté sucrier avait aussi été un choc. Je comprends que les paysans opposés à ces initiatives ont le sentiment de se faire rouler. On leur avait donné les produits phytosanitaires autorisés en leur disant que cela ne faisait pas de problème écologique ni pour la santé humaine. Et tout à coup le peuple déciderait que c’est fini. Cela dit, il y a aussi les paysans progressistes, disons 20%, qui ont déjà fait le pas. Ils inventent l’agriculture de demain.
Car il faut regarder la réalité en face: par rapport aux enjeux écologiques, à la biodiversité, au climat, à notre régime alimentaire, on ne peut pas continuer à travailler durant des décennies comme on le fait aujourd’hui. Je déplore que la majorité des organisations agricoles n’aient pas voulu ouvrir la porte à une évolution plus fondamentale et pourtant nécessaire des métiers de la terre. L’initiative sur les pesticides provoquerait, si elle est acceptée, une accélération sur dix ans, de ce qu’il faudrait faire d’ici à vingt-cinq ans. Et elle a ceci de cohérent que les produits importés devront répondre de la même exigence que notre production indigène. En revanche, je m'interroge sur l’initiative sur l’eau en raison de son volet punitif exclusivement tourné sur l’agriculture. Ces initiatives portent quand même toutes deux des éléments d’une société plus durable. La Suisse peut jouer un rôle d’initiatrice. C’est un pays prospère qui peut financer cette transition. Nos agriculteurs sont bien formés.»

Claude Quartier: «Si une initiative ou les deux initiatives passent, il faudra renoncer à produire certaines denrées. Le colza par exemple, qui pourtant nous permet d’acheter moins d’huile de palme. Mais la betterave sucrière, qui assure quand même 60% de nos besoins en sucre, la viticulture, l’arboriculture, l’élevage porcin, l’aviculture seront aussi menacées.
Cela signifierait aussi fermer la porte à au progrès technique dans le domaine des produits de synthèse. Il y a des plans d’action au niveau fédéral qui visent à réduire au maximum l’usage ces produits sans mettre en péril certaines activités agricoles. Cela signifierait encore que notre autoapprovisionnement alimentaire, déjà négatif pour toute une gamme de produits, serait aggravé. Et comment contrôler efficacement les modes de production des produits importés pour s’assurer qu’ils répondent aux mêmes exigences?»

4. Ces initiatives sont-elles au fond emblématiques de la guerre larvée entre non-bio et bio?


Raphaël Charles: «Guerre larvée? Non, il y a une confusion malheureuse. Ces initiatives ne parlent pas de bio, mais uniquement des pesticides de synthèse. Le cahier des charges de Bio Suisse est beaucoup plus exigeant que la seule nécessité de se passer de ces produits phytosanitaires. Le principal enjeu de ces initiatives, c’est celui de la question de la pollution, de la biodiversité, du climat, de l’approvisionnement de la population. Et c’est mettre tout cela dans une perspective à long terme. Ces initiatives posent les questions fondamentales face aux diverses urgences environnementales et sociétales. Elles sont intéressantes parce qu’elles nous conduisent à débattre. J’espère qu’on n’a pas raté cette occasion, car les deux fronts sont très antagonistes: il est difficile de discuter de manière sereine et donc constructive. En tant que scientifique, c'est très frustrant.»

Claude Quartier: «Je suis tenté de répondre que ces initiatives reflètent en effet, dans l'esprit du public, l’opposition entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique. Car une fois qu’un paysan bio, au cours de la reconversion de son exploitation, réussit à se passer de ces produits de synthèse, il a au fond surmonté trois quarts des difficultés.»

Suisse votation sur les pesticides
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5. Permaculture et compagnie: utopies ou pistes à suivre?


Parmi les initiants, certains font miroiter un avenir radieux d’une population toujours plus motivée à mettre les deux mains dans la terre, jusque dans les villes, notamment grâce à la pratique de la permaculture.

Raphaël Charles: «Les fondamentaux de la permaculture sont intéressants. Mais au-delà du concept, une mise en œuvre aboutie est exigeante. Le premier problème, c’est de trouver la main-d’œuvre nécessaire. Je trouve triste que des gens qui s’engagent en permaculture sur de microfermes ne tiennent souvent guère que deux ou trois ans, avant d’arrêter parce que c’est trop dur. Ils ne sont pas aidés comme les agriculteurs, ils ne sont pas reconnus parce qu’ils sont en marge de l’agriculture. Reste que la permaculture est un modèle intéressant parce que faible en intrants et donc faible en énergie fossile, tout en étant intensif en production. Sa matière première renouvelable, c’est l’humain en quelque sorte. Et ces néoruraux jouent un rôle précieux de rapprochement entre ville et campagne.»

Claude Quartier: «Ce n’est pas un gadget, la permaculture. Mais cela devient une illusion si on espère pouvoir nourrir une ville entière avec elle seule. On ne peut pas se passer d’une agriculture conventionnelle pour assurer un approvisionnement quotidien et suffisant à l'ensemble de la population. Mais il y a deux aspects très positifs à ce concept agroécologique: il rappelle au public les liens qu’il a, ou devrait avoir, avec la terre et on peut aussi tirer des leçons précieuses de ces techniques pour les adapter à plus grande échelle.»

6. Le rôle du consommateur


Le consommateur a-t-il vraiment les cartes en main en façonnant la demande en matière d’alimentation?

Raphaël Charles: «Le citoyen doit s’intéresser à ce qu’il mange, savoir comment sa nourriture est produite, comprendre la pénibilité du travail et mesurer la modestie des revenus des paysans. C’est une piste essentielle, car les consommateurs ont le premier rôle: ce sont eux qui font évoluer la demande. Il serait aussi bienvenu que les gens comprennent que la nourriture a de multiples valeurs que le prix ne reflète pas. Au début de la crise du covid, les gens se sont mis à réfléchir à ces questions. Il faut espérer qu’il en restera quelque chose dans les habitudes de consommation. Mais si 51% de citoyens votent oui à l’initiative sur les pesticides, j’espère, même si j’en doute, que ces mêmes citoyens privilégient déjà des produits cultivés sans aide chimique.»

Claude Quartier: «Le rôle du consommateur est bien sûr important. Mais ne soyons pas trop dans l’utopie. Il y a d’abord beaucoup de types de consommateurs. Il y en a qui sont fiers de rester fidèles aux produits suisses et d’autres qui vont tous les samedis faire leurs achats de l’autre côté de la frontière. Il y a des gens qui peuvent se permettre toutes les dépenses, acheter les premières cerises à 20 francs le kilo par exemple, et d’autres qui doivent composer avec des budgets très serrés. Je pense qu’il ne faut pas surestimer la marge d’influence des consommateurs actuels. Mais bien sûr, si tout le monde devenait végane ces dix prochaines années, cela aurait d’énormes répercussions. Par exemple la disparition pure et simple des alpages!» 

Suisse votation sur les pesticides

Le conseiller fédéral Guy Parmelin, lui-même issu du monde agricole, à la rencontre de professionnels dont il connaît les préoccupations.

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Par Philippe Clot publié le 13 mai 2021 - 08:50