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Interview

«Un adulte sur six est en situation d’illettrisme»

Les réseaux sociaux et le numérique sont-ils responsables de la baisse du niveau de l’orthographe? Valérie Marty Zen-Ruffinen de l’Association Lire & Ecrire estime que le numérique ne doit pas être diabolisé, mais plutôt utilisé à bon escient.

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Valérie Marty Zen-Ruffinen de l’Association Lire & Ecrire, à Sion.

Valérie Marty Zen-Ruffinen, parmi les livres, dans les locaux valaisans de l’Association Lire & Ecrire, à Sion.

 
Sedrik Nemeth

La montée en puissance du numérique semble coïncider avec une perte de la qualité de l’orthographe. Que ce soit sur les réseaux sociaux, dans les e-mails ou les messages privés, écrire est de plus en plus contraignant. Valérie Marty Zen-Ruffinen, 62 ans, est directrice de la section Valais de l’Association Lire & Ecrire, une association qui propose des cours depuis 1988 pour que l’écrit soit accessible à tous et qui a déjà formé quelque 25 000 personnes. Elle occupe ce poste depuis sept ans, après avoir été formatrice depuis 2010. Le numérique a-t-il tué l’orthographe? Réponse nuancée.

- Dans la présentation de l’Association Lire & Ecrire, vous précisez que «le recours toujours plus important au numérique élève encore le niveau de compétences requis pour répondre aux exigences du quotidien». Pourquoi le numérique accentue-t-il le besoin de savoir lire et écrire?
- Valérie Marty Zen-Ruffinen: C’est central, car qui dit numérique dit aussi présence plus marquée de l’écrit puisqu’on supprime les interactions entre personnes pour les remplacer par le numérique. Il ne reste que peu de guichets physiques pour acheter un billet de train, par exemple. L’écrit intervient actuellement dans tous les aspects de la vie professionnelle ou privée. En plus de cette omniprésence, il y a une accélération du rythme. Quand on écrivait une lettre postale, on attendait une réponse dans un délai d’une semaine. Avec un mail, on attend une réponse dans les trois jours et, avec une messagerie comme WhatsApp, on relance dès le lendemain. Ce qui se passe avec cette accélération, c’est qu’on va écrire de manière plus simplifiée, voire limitative. Au lieu de faire trois phrases, on va aller à l’essentiel. Le langage s’appauvrit et on remarque une baisse de la qualité de l’écrit. J’en prends pour preuve l’enquête PISA, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves, qui démontre qu’un jeune sur quatre sort de la scolarité obligatoire avec un niveau de lecture insuffisant. Ce qui veut dire que ce jeune va partir en apprentissage sans avoir les compétences nécessaires pour comprendre ce qu’on va lui demander.

- Ce problème touche-t-il uniquement les jeunes?
- Non. En Suisse, un adulte sur six est en situation d’illettrisme. L’illettrisme, c’est une difficulté à lire et à écrire un texte de niveau simple. Si vous êtes dans cette situation, vous peinez à toutes les heures de la journée. Le matin, pour prendre le bus, vous aurez de la peine à lire les horaires. Au travail, vous aurez de la peine à lire les consignes ou à rédiger votre rapport. Et le soir, vous ne pourrez pas aider vos enfants dans leurs devoirs scolaires. Ce dernier point est important, car il signifie qu’il y aura une répercussion de la difficulté d’écriture et de lecture sur la génération suivante. Et ça, c’est dramatique.

- On ne peut pas parler de numérique sans évoquer les réseaux sociaux, où les publications truffées de fautes d’orthographe sont nombreuses. Les réseaux sociaux sont-ils à blâmer pour la perte de qualité d’écriture des jeunes?
- Le danger est de faire un amalgame et de diaboliser le numérique de façon générale. Je pense que l’on doit différencier l’ensemble du numérique des réseaux sociaux. Le numérique est quelque chose de magique qui peut apporter une connaissance illimitée, mais il faut lui donner un cadre et des règles. Je dirais que les réseaux sociaux sont un peu la jungle du numérique. Aucune frontière n’est faite entre le privé et le public. Vous pouvez avoir, d’un côté, un conseiller d’Etat qui donne son programme politique et, de l’autre côté, votre cousine qui explique ce qu’elle a mangé lors de sa randonnée du week-end. En cela, les réseaux sociaux sont problématiques, parce qu’il n’y a pas de filtre pour différencier le langage privé du langage public. Nous sommes dans une société à deux vitesses où certaines personnes sont formées et ont suivi le développement du numérique, alors que d’autres ont des connaissances plus limitées et débarquent sur les réseaux sociaux sans en connaître tous les codes.

- Et cela est dû à leur situation d’illettrisme…
- Oui, mais c’est aussi un problème de formation en général. Il y a une fracture sociale entre les gens qui ont un bon niveau de scolarité et ceux dont le niveau est moins bon et qui doivent faire face à une double difficulté: celle de la lecture et de l’écriture, et celle de l’intégration du numérique. Notre objectif fondamental est que les personnes en situation d’illettrisme aujourd’hui ne deviennent pas les personnes en situation d’illectronisme demain. C’est pour cette raison que notre association, qui est un centre de formation continue, propose des cours focalisés sur les compétences de chacun. Le participant est au cœur de la démarche et on individualise les apprentissages en fonction de lui. Les objectifs ne seront pas les mêmes pour une personne travaillant dans le domaine de la santé que pour un chauffeur de taxi, par exemple.

- Parmi les outils numériques que vous utilisez dans vos cours figure l’application de messagerie instantanée WhatsApp. En quoi peut-elle développer les compétences d’écriture?
- On diabolise souvent WhatsApp et je pense que c’est une application très délicate, parce qu’elle implique un appauvrissement de la langue avec cette focalisation sur l’essentiel et la rapidité. En revanche, c’est une application très familière et facile d’accès qui permet, en écrivant quelque chose de très simple, de reprendre confiance en soi. Et cela fait partie de nos objectifs transversaux: en plus de l’orthographe ou de la grammaire, on aide les gens à reprendre confiance en eux et à dépasser la peur de la page blanche. Le pont avec l’écrit se fait en rédigeant des messages courts et simples. Ce qui est difficile sur une feuille blanche avec un crayon devient beaucoup plus accessible à travers un médium très popularisé. 

- Pourtant, on dit souvent que la meilleure façon d’apprendre à écrire et de retenir les mots, c’est avec un stylo et du papier.
- Oui, c’est une évidence. Les apprentissages qui se font uniquement à travers le numérique sont appauvris par rapport à un apprentissage qui implique le visuel, l’auditif et le kinesthésique, où l’on prend le crayon pour faire le geste de la calligraphie. Nous utilisons WhatsApp comme un outil parmi d’autres. Il y a des gens qui arrivent parfois en disant: «On n’arrive pas à me relire.» Donc avec eux, on fait entre autres de la calligraphie. Dans tous nos cours, il y a la tablette, le papier et le crayon. 

- Le nombre de participants à vos cours a-t-il évolué ces dernières années?
- On voit que nos cours se remplissent de plus en plus, à cause de cette accélération du rythme et de cette omniprésence de l’écrit. Il y a quelques années, on pouvait ne pas écrire. Actuellement, c’est impossible, que ce soit dans la vie professionnelle ou privée. Faire des fautes d’orthographe, c’est stigmatisant et dévalorisant. Nous avons d’ailleurs un cours à distance, avec lequel on peut toucher des gens qui ne viendraient pas pour préserver leur anonymat. C’est un bon exemple pour montrer que le numérique est un outil qui peut être magique ou extrêmement dangereux. Il faut l’intégrer, mais il faut aussi accompagner notre public et lui en fournir les clés de lecture. Donner l’accès aux codes de l’écrit et du numérique, c’est donner des outils pour gagner en autonomie et en intégration.

 
Par Sandrine Spycher publié le 3 avril 2024 - 10:35