C’est un endroit comme une parenthèse enchantée. Un restaurant qu’aurait volontiers fréquenté Alice au pays des merveilles. Les sculptures sur la terrasse, les colonnes blanches, striées d’un bleu grec, l’intérieur du restaurant recouvert de fresques incroyables, peintes par celui qui fut le patron du lieu qui porte son nom pendant plus de quarante ans. Olivier Le Maguet, 65 ans. Physique très «fit», contact chaleureux, pétillance à tous les étages. L’homme est un peu le facteur Cheval des Evouettes, petite commune valaisanne proche du Léman. Il aurait rêvé de faire les Beaux-Arts, il est devenu cuisinier parce qu’il vient d’un milieu modeste où «il fallait travailler». Et il a beaucoup travaillé. Grande cuisine française, table triplement étoilée notamment près de Londres, puis le destin qui lui fait rencontrer Pierrette quand il était chef cuistot à Villars. L’amour l’a ancré ici. Pierrette est toujours la magicienne du chariot des desserts, mais ce sont aujourd’hui Benjamin et Jonathan, 34 et 32 ans, leurs fils, qui sont aux commandes du restaurant, le premier se consacrant à la cuisine, le second à la salle et à tout ce qui concerne le vin.
Transmettre n’est pas un vain mot chez les Le Maguet. Pourtant, c’est d’une autre transmission qu’on parle aujourd’hui. Une greffe de cellules souches offerte par un fils à son père. «Mon père m’a donné la vie et je la lui ai redonnée, c’est quelque chose de cyclique», confie Benjamin. Il y a deux ans, Olivier a été frappé par une leucémie. Des taches rouges sur son corps qui le poussent à consulter. Le verdict tombe. «J’étais en pleine forme, je courais facilement 10 km par jour en montagne, je l’ai pris en pleine gueule. Mon médecin m’a dit sans édulcorant: «Il y a deux solutions. Soit vous prenez un billet d’avion et faites le tour du monde et vous profitez à fond, soit vous vous battez contre la maladie. On peut tenter une greffe de cellules souches, mais ça va être compliqué.» J’ai choisi la greffe, j’avais des enfants, des petits-enfants, l’envie de partager encore», explique Olivier sans temps mort dans le récit. Dans la famille, c’est la sidération et même le déni, avant l’acceptation. «Ecoute, papa, tu vas te soigner, on s’occupe de tout», lui disent ses deux fils.
La greffe ne prend pas
Olivier entre aux HUG, à Genève, le 9 juin 2022. On lui a trouvé un donneur 100% compatible. Batterie d’examens. Chimiothérapie car il faut détruire les cellules malades avant la greffe programmée quelques jours plus tard. Puis la période d’attente pour savoir si elle a fonctionné. Un mois et demi en chambre stérile. Olivier joue du piano, lit, peint. «Je vivais toujours dans le moment présent, je n’ai pas regardé la TV ou écouté la radio. C’était comme une forme de retraite, l’envie de me retrouver avec moi-même.» Mais le 26 juillet, un jour avant sa sortie, le professeur Chalandon et son équipe entrent dans sa chambre avec une mine sombre. La greffe n’a pas pris, lui apprend-on. «C’est très rare, lui dit le médecin, mais il reste de l’espoir. Vous avez deux fils, peut-être qu’un des deux est compatible à 50%!» Devant Olivier, l’homme de science appelle lui-même au téléphone les deux garçons. Benjamin s’en souvient parfaitement. «On était au début du service. Il nous a demandé si on était OK pour être donneurs. On n’a pas débriefé là-dessus, c’était une évidence pour nous de dire oui!»
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Montagnes russes émotionnelles. «L’échec de la greffe qui te lamine puis tes fils qui veulent te sauver la vie, dit Olivier d’une voix émue. J’ai vu des larmes dans les yeux du personnel soignant. Pourtant je n’étais pas trop optimiste, ça n’avait pas marché avec un donneur compatible à 100%!» Il allait falloir beaucoup de chance. Comme il y a quelques années quand Olivier a failli perdre sa main après un accident qui l’avait tranchée net. «Les chirurgiens qui l’ont greffée ont fait des miracles alors qu’on m’avait dit que je ne pourrais plus cuisiner ni peindre...»
C’est Benjamin qui se révèle le plus compatible des deux frères. Ce grand sportif (il a été champion suisse de brasse) va subir des injections de stéroïdes avant une dialyse de six heures pour prélever les précieuses cellules souches dans son sang (cellules hématopoïétiques) dont la production a été boostée. La greffe de la dernière chance a lieu le 16 août. «J’ai donné la vie à mon fils et, 32 ans plus tard, il me l’offre à son tour...» murmure Olivier toujours aussi ému.
Cette seconde greffe va lui sauver la vie mais aussi la changer sur un autre plan, beaucoup plus spirituel. Durant les trois jours qui suivent l’intervention, Olivier est la proie d’une fièvre monumentale. «Je frissonnais, je bouillais comme un volcan, mais en même temps je ressentais un calme inouï. Un truc de fou. Je me sentais à côté de mon corps, comme si une porte s’ouvrait, que ma conscience s’éveillait, je percevais, je comprenais tout, je ressentais de l’amour à un niveau de bombe atomique, ça n’avait rien à voir avec l’amour terrestre.» Olivier a tenu un journal de bord pour ne pas oublier. «Je savais que la porte ne resterait pas ouverte longtemps, qu’il fallait que j’écrive tout ça!»
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Il a lu aussi depuis des témoignages de personnes qui ont vécu des NDE, des expériences de mort imminente. Persuadé d’avoir fait une incursion dans une réalité qui dépasse la nôtre. «Quand tu lis des articles là-dessus, ça ne t’atteint pas, tu te dis: «Encore un illuminé de plus, un mec qui a fumé je ne sais quoi!» Mais je ne suis pas un illuminé! Tu n’as plus peur de mourir quand tu vis ça.»
Se permettre d’être soi
Il hoche la tête, boit une gorgée d’eau, le soleil tape fort et il doit s’en préserver. A l’entendre, après avoir vécu «un truc pareil», deux choix s’offrent à soi. Se retirer dans un monastère ou continuer sa vie «en fermant sa gueule pour ne pas être pris pour un fou»! Olivier rigole. «Un ami curé m’a même dit que j’avais reçu l’Esprit Saint!
«Oui, la greffe a été le déclencheur de quelque chose chez lui mais, pour nous aussi, cela a changé nos vies», reconnaît son fils Benjamin, qui a écouté son père en silence. Parler de tout ça n’est pas si aisé pour ces hommes de pudeur pour qui les mots ne sont pas essentiels. Les deux fils Le Maguet ont hérité de leur père une très grande sensibilité qui s’exprime dans leur travail respectif et le plus infime de leurs choix. «Sa maladie et tout ce qu’il a traversé lui a permis, je crois, d’accepter cette sensibilité cachée pendant des années. Aujourd’hui, il enlève le costume et se permet d’être lui. Toute sa vie il a dit oui, aujourd’hui il a même osé dire non à ma mère», confie Benjamin avec un sourire.
Depuis, son père a retrouvé l’émerveillement de l’enfance devant la beauté de la vie même dans les plus petits recoins du quotidien. Et puis il y a toujours la peinture, bien évidemment, et aussi la musique. Olivier a réalisé un rêve d’enfant: la création d’un CD de jazz avec des compositions personnelles mais aussi des reprises de grands standards. Il y en a une, «Over the Rainbow», qui résume assez bien tout ce qu’il a traversé: «Un jour, je ferai un souhait en regardant une étoile / Me réveillerai là où les nuages sont loin derrière moi.»