Il y a deux ou trois décennies, les écoliers de Saint-Prex visitaient chaque année la verrerie. Aujourd’hui, c’est à notre tour de faire la visite guidée de l’usine Vetropack. La différence? Le four est à l’arrêt, les machines en cours de démontage, les ouvriers sans travail. Le 14 mai 2024, l’entreprise a annoncé la fermeture de la dernière verrerie de Suisse pour la fin du mois d’août. Le 27 juin, cette fermeture est actée, avec deux mois d’avance. Le 28 août, nous avons l’autorisation de pénétrer dans l’usine à l’arrêt. Quelques ouvriers sont encore présents sur place.
Un four noir et éteint
«L’usine existe depuis un siècle, c’est un choc de savoir qu’elle va fermer», lâche le responsable du contrôle qualité, Fernando Rebelo, 49 ans, qui en a passé plus de trente à la verrerie. «J’avais 5 ans quand je suis arrivé en Suisse, parce que mon père avait décroché un emploi chez Vetropack. Plus tard, j’ai fait mon apprentissage à la verrerie. J’ai grandi ici, c’est ce qui m’a construit. C’est l’homme que je suis aujourd’hui.»
Comme d’autres, au moment de notre entretien, il n’a pas encore trouvé de nouvel emploi. Certains s’inquiètent car, avec la disparition de la dernière verrerie de Suisse, tout un corps de métier disparaît également. Claude Cornaz, CEO de Vetropack entre 2000 et 2017 et désormais président du conseil d’administration, se veut rassurant: «Nous avons mis en place un «job center» dans le cadre du plan social pour que les collaborateurs puissent se réorienter.» Fernando Rebelo envisage-t-il de chercher du travail dans le même domaine? «Non, plus jamais dans la verrerie! Il fait trop chaud, c’est horrible», dit-il dans un éclat de rire, prouvant que le choc n’empêche en rien les plaisanteries.
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Nous sommes allés voir de plus près cet antre du verre sur le point de fermer définitivement ses portes. Chaussures de sécurité aux pieds et gilet lumineux sur le dos, on avance à travers un espace vide et relativement silencieux. Les machines sont démontées pour être expédiées dans d’autres usines du groupe Vetropack, sans préciser dans quel pays. L’odeur du four est encore prégnante, même si la poussière s’y est désormais installée. Il ressemble à un gigantesque four à pizza, affamé. Sérgio Magalhães, l’un de nos guides, l’a beaucoup vu: plein, vide, mais jamais éteint. «C’est humain. On n’est pas préparé au changement et ça fait mal.» Ce Portugais de 47 ans en a passé seize chez Vetropack. «J’ai commencé ma carrière à un niveau technique bas et, au bout de six ans, je suis devenu responsable de production. J’avais travaillé dans l’industrie du verre pendant onze ans au Portugal et je voulais continuer dans ce domaine.» Aujourd’hui, il pense à ses collaborateurs. «J’essaie d’organiser au mieux la fin, j’ai des responsabilités envers eux. C’est un moment compliqué, mais il faut l’accepter.»
Mot d’ordre: solidarité
«C’était une période difficile et émotionnelle, non seulement au moment de la prise de décision, mais aussi au moment de la mettre en œuvre, confirme Claude Cornaz. J’ai été touché en tant que président, mais aussi personnellement, car Saint-Prex était la source de l’entreprise. C’est là que ma famille a fondé la verrerie.» C’était en 1911. Henri Cornaz, arrière-grand-oncle de Claude, choisissait Saint-Prex pour son emplacement stratégique: au cœur du vignoble vaudois, avec les clients sur le pas de la porte. Les premières bouteilles vertes pour le vin blanc ont été produites en novembre 1911; les dernières en juin 2024.
Après le four, nous arrivons dans la «fin froide», là où les bouteilles tout juste formées étaient soumises au contrôle qualité. Nous y retrouvons Elio Abreu, 34 ans, responsable technique de cette zone. «C’est comme mon petit frère», plaisante Sérgio Magalhães. Tous les collaborateurs le diront: ils étaient solidaires, des amis plus que de simples collègues. «On était très proches, mais chacun doit aller vers son destin maintenant, annonce Elio, en poste depuis onze ans. Je n’ai pas envie de penser au passé. Ce dont je veux me souvenir, c’est que j’ai travaillé dans une entreprise qui a valorisé mon travail et m’a donné de bonnes conditions pour évoluer. Maintenant, je regarde vers le futur.» Si les mots sont pesés, les émotions se lisent dans les regards. La page qui se tourne semble lourde.
A l’extérieur de l’usine, le ton est plus ferme, presque accusateur. «Un matin, j’ai reçu un coup de fil de mon directeur de production, qui me convoquait pour une séance dans la matinée. Peu après avoir raccroché, j’ai reçu une communication interne qui annonçait la fermeture du site», confie Jean-Pierre Calzola, 45 ans, d’une voix enrayée par la frustration. Comme lui, quelque sept personnes rejoignent le groupe de travail pour amener des projets concrets à la direction et tenter d’éviter l’arrêt de la production. S’il garde de bons souvenirs de ses quinze années au service de Vetropack, la manière dont elles se sont terminées lui laisse un goût amer. «On a cherché des solutions pour rendre le site plus rentable: nouvelles technologies, panneaux solaires, récupération de l’eau, amélioration des lignes de production et diminution des coûts de stockage. On avait contacté des experts et vraiment étudié la question. On a amené des solutions innovantes, qui ont été balayées.»
Selon nos sources, la direction semblait réticente à partager certaines informations avec le groupe de travail. «Lorsqu’on demandait des chiffres sur lesquels travailler, il fallait parfois attendre plusieurs semaines pour obtenir une réponse», s’offusque Jean-Pierre Calzola. «C’était compliqué et éprouvant», confirme le président de la commission du personnel, João Ferreira, 57 ans, qui aurait fêté ses trente ans dans la boîte en mars 2025. «On s’est renseignés, on a fait un travail de fou en appelant toutes les entreprises spécialisées du coin. A la fin, la direction a refusé notre solution et nous a présenté le plan social.» Pour la commission du personnel, c’est un nouveau combat qui s’engage. Les réunions s’enchaînent, mais sans résultat probant, car les membres de la commission ne sont pas autorisés à communiquer aux travailleurs les conditions prévues par le plan social. «On a passé des journées entières à essayer de gratter. On a fait du bon boulot, mais c’était difficile», soupire João Ferreira.
Bras de fer éreintant
Difficile au point qu’une grève s’engage le 24 mai, précipitant le processus de fermeture. «Un four est une installation délicate qui doit être maintenue de manière continue. Chaque fluctuation le rend fragile, d’autant plus que celui-ci était en fin de vie. La grève a fragilisé la structure et, après expertise auprès de nos fournisseurs, nous avons conclu que la situation était trop délicate», explique Claude Cornaz, alors que, du côté des travailleurs, on nous soutient que le four aurait pu être remis en service d’un jour à l’autre. «Par ailleurs, la qualité de la production aurait été trop mauvaise et nous n’aurions pas pu tenir nos engagements de qualité vis-à-vis des clients.»
Si le processus de négociation a égratigné les ouvriers lésés, il n’a pas été de tout repos non plus pour le président du conseil d’administration: «C’était dur de voir les confrontations avec les syndicats, ça m’a personnellement touché. J’ai été surpris de l’agressivité de certaines confrontations.» Un bras de fer qui peut s’expliquer par le choc ressenti du côté des travailleurs. Certains nous diront que leur confiance en la direction a été brisée, d’autres qu’ils n’en veulent pas à Claude Cornaz mais se sont simplement battus pour avoir les meilleures conditions possible. Pour les premiers, la nouvelle a été brutale, pour les autres, elle était prévisible. «Ça faisait un moment qu’il y avait des signes avant-coureurs. Par exemple, les frais d’entretien étaient plus importants que les nouveaux investissements», analyse João Ferreira. Claude Cornaz confirme que la situation économique était compliquée depuis plusieurs années. «On a essayé de trouver des solutions face à la pression, surtout depuis l’arrivée de l’euro qui constituait un désavantage pour la Suisse au sein du marché européen. La décision de fermer l’usine n’était pas spontanée, mais longuement réfléchie.»
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Emotion du passé, espoir d’avenir
Les négociations se sont déroulées en dehors de l’usine et non dans la salle polyvalente généralement utilisée pour les conférences. «Tous voulaient être dans un environnement un peu neutre, donc les négociations se sont faites ici, à la commune», indique Stéphane Porzi, syndic de Saint-Prex depuis 2021, dont le père a passé près de cinq décennies à travailler pour la verrerie. «J’ai essayé d’être le plus présent possible pour les employés, car ce sont des gens qui me touchent. Toute cette énergie, toute cette vie à faire des bouteilles et, à la fin, ça se perd.» Sourire nostalgique peint sur le visage, il raconte les anecdotes de son enfance: «J’amenais souvent à manger à mon papa avec un panier. Je n’étais pas le seul, on était les gamins de la verrerie et on connaissait tous les opérateurs derrière le four. Ils avaient leur langage rien qu’à eux: un mélange d’espagnol, d’italien et de français. C’était presque un dialecte de la verrerie!»
Lorsqu’il remet sa casquette de syndic, Stéphane Porzi est plus terre à terre. Il précise que, Vetropack ayant son siège social à Bülach (ZH), la fermeture de la verrerie n’a pas d’impact sur les impôts de la commune. «A mon avis, la seule chose qui aurait pu faire changer la donne, c’est que la Confédération décide que le verre était une industrie indispensable à la Suisse», analyse-t-il en relevant que les problèmes économiques dans les industries sur sol helvétique ne sont pas propres à la verrerie. En sus de la maintenance des infrastructures, le coût de la main-d’œuvre en Suisse peut être un facteur dissuasif. Fabrice Dessaux est à la tête de la menuiserie familiale du même nom depuis 1993. Son entreprise, centenaire comme la verrerie, se situe au centre de Saint-Prex. Il décortique la situation de son œil d’entrepreneur: «Dans notre milieu, un salaire hors Suisse se divise directement par deux, voire par trois. J’imagine que dans d’autres professions, c’est aussi le cas. Après, est-ce que c’est vraiment déterminant? C’est une conjonction de choses qui font qu’à un certain moment la question de continuer se pose.»
Quid de l’avenir? Plusieurs voix s’accordent pour espérer que la parcelle restera dans le milieu industriel et non transformée en zone habitable. «Cette parcelle est très convoitée. Je ne peux pas vous donner de noms, mais plusieurs entreprises s’y intéressent déjà», souffle Stéphane Porzi. De son côté, Claude Cornaz confie avoir d’autres priorités: «Pour l’instant, la question est ouverte, nous n’avons pas encore fait d’expertises à ce sujet. Nous sommes en contact avec la commune et le canton qui font aussi partie des décisions.» Dans le village, on émet aussi le souhait de voir la Salle de la Paix revenir à la commune. Ce bâtiment a été construit en 1918, tout comme l’église catholique quelque 50 mètres plus loin. Durant les premières années, Henri Cornaz avait acheté la verrerie de Semsales (FR) juste avant sa fermeture et fait venir les ouvriers à Saint-Prex. Les deux monuments avaient alors pour vocation de mieux accueillir les verriers fribourgeois catholiques. Aujourd’hui, ils font partie de l’histoire du village, comme le relève le syndic. «On aimerait aussi refaire le musée pour que les générations futures se rappellent qu’il y avait une verrerie et qu’elle doit laisser une trace.»