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Yann Marguet: «Comploter (sacher/croivre)»

Dans sa chronique «Les verbes», Yann Marguet arbitre le match entre «sacheurs» et «croivants»...

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VALENTIN FLAURAUD / VFLPIX.COM

La presse écrite a encore ça de magique (en plus de réussir à survivre, je dis) qu’elle empêche par sa forme le commentaire public immédiat. Bien sûr, il y a le courrier des lecteurs, mais ce sera la semaine prochaine et moi, les semaines prochaines, je m’en fous, donc l’un dans l’autre… Quelle joie, alors, de pouvoir s’attaquer au thème du complot sans subir la vindicte de ses tenants et tenantes – coucou Maman! – dans la dizaine de minutes qui suit la publication du propos. Ça nous permettra peut-être de prendre le temps de réfléchir. Qui sait?

Comploter, ça ne se fait pas tout seul. Ça s’est déjà vu dans certains hôpitaux psychiatriques – coucou Tonton! – mais ça demande plus généralement la présence de trois protagonistes. Ou plutôt de trois groupes de protagonistes. Tout est plus simple en meute. Pour comploter adéquatement, il nous faut donc: des «sacheurs» d’un côté, des «croivants» de l’autre et une espèce d’entité quasi divine qu’on appellera «Ils». Partant de là, le principe est simple: «Ils» nous disent des trucs, les «croivants», ils croivent et les «sacheurs», ils sachent très bien que c’est faux. A noter qu’il existe un quatrième groupe, celui des «Ouïghours», mais eux ont bien d’autres choses à faire que se chamailler à tout bout de champ, donc laissons-les de côté. Ça les changera pas trop.

Moi, si je devais me situer sur l’échiquier complotiste, je dirais que je suis plutôt «croivant», comme mec. Je suis pas très regardant, disons. Pour vous donner un exemple, si je dis trois fois «moule à ramequin» dans une conversation téléphonique et que dix minutes après je suis assailli de pubs sur internet pour des moules à ramequin, je m’offusque pas… j’achète! Ça peut toujours servir! Pareil avec Bill Gates. Si je l’avais en face de moi aujourd’hui, je lui demanderais pas s’il a mis des puces électroniques dans les vaccins pour nous surveiller. Non. Si je l’avais en face de moi, là, maintenant, je le regarderais droit dans les yeux et je lui dirais: «Hé Bill, ça geht’s?» On rigolerait bien.

De toute façon, je suis déjà cramé. En tant qu’homme de médias, pour beaucoup de «sacheurs», je suis déjà un peu «Ils». Et encore, Yahvé m’en garde, j’ai pas un patronyme juif – coucou Thomas Wiesel! Pourtant, je ne suis pas fermé. Ça dépend du complot, bien sûr, mais même pour les plus extravagants, j’avoue toujours garder au fond de moi une petite voix qui me dit: «N’empêche, si on découvre qu’Hillary Clinton violait vraiment des enfants avant de les hacher dans le sous-sol d’une pizzeria à Washington, t’auras l’air bien con, mon petit père!» Mais bon, comme il appartiendrait aux médias de nous le révéler et qu’«Ils» ne nous le révéleront pas même s’ils le découvrent, je sacherai jamais et je croivrai toujours. La boucle est bouclée.

Ouais. C’est compliqué comme équation. Surtout en temps de crise, quand tout le monde a peur. Alors comment on se tient chaud, entre humains apeurés, dans des moments pareils? Peut-être pas en insultant les journalistes et en balayant rageusement (mais avec soin) tout élément ne confirmant pas la thèse selon laquelle le 11-Septembre était une invention du covid pour empêcher la Lune de marcher sur les big pharmas. FC Sacheurs: 0 – Sporting Croivance: 1. Peut-être pas non plus en «infiltrant» un stagiaire chez des complotistes genevois comme si c’était Daesh et en vendant ça comme du «journalisme d’investigation» alors que l’angle semble plutôt être «Tintin chez les débiles» – coucou Heidi.news! FC Sacheurs: 1 – Sporting Croivance: 1. Fin de rencontre. Au match du mépris, le score est toujours nul.

Peut-être qu’à la place de s’affronter, on pourrait juste se permettre de rester sceptiques. Toutes et tous. Sur un peu tout. Les versions officielles comme les théories du complot. Les enquêtes de Mediapart comme les reportages de BFMTV. Les thèses de Mélenchon comme celles de Zemmour. Les chansons de Sardou comme celles d’Angèle. Ne pas se sentir obligé·e·s de choisir un camp comme à la veille d’une guerre civile, mais discuter, échanger, parler (si possible dans la vie et pas sur internet) et s’aimer un peu à nouveau. Et comme je sens que cette conclusion non commentable sur papier glacé va en laisser certain·e·s indéfectiblement frustré·e·s de ne pouvoir le clamer devant tout le monde via leur clavier, laissez-moi le faire pour vous, les ami·e·s: oui, c’est «le monde des Bisounours». Et j’aime bien m’imaginer y vivre.

>> Lire la chronique précédente: «Etre OK/être pas OK»


Par Yann Marguet publié le 13 janvier 2021 - 08:38, modifié 18 janvier 2021 - 21:17