L’internet n’est jamais aussi concret que quand il fout le camp. Tant qu’il est là, il est là. On ne pense pas aux ondes, à la manutention et au fait qu’il dépende en tout et pour tout de quelques gros câbles sous l’océan, on veut juste commander un presse-agrume électrique. Et puis, quand il disparaît à cause d’une panne, d’une intervention ou simplement parce qu’on est client chez Salt, on se met à réfléchir… C’est vrai que l’équilibre mondial ne tient pas à grand-chose. Un jour, un ami m’a fait visiter le quartier général new-yorkais de Google, dans lequel il travaillait. Passé l’émerveillement suscité par la vision des trottinettes en libre accès, des tables de ping-pong et des boîtes d’antidépresseurs sur chaque bureau, je me retrouvai dans un couloir plus sobre, voire épéhéfèlement moche, traversé par un gros tuyau. «Tu vois ça? me dit-il en pointant du doigt le schmilblick. C’est internet. Si je le coupe avec une immense paire de ciseaux, c’est la merde».
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«Pluies de pierre et de feu tombant du ciel, mers et rivières en ébullition, nuages de ténèbres, éruptions volcaniques, morts qui se lèvent de leurs tombes, sacrifices humains, chiens et chats couchant ensemble, hystérie collective…» A cette liste non exhaustive de phénomènes relatés dans l’Apocalypse selon Saint-Jean – en vrai, c’est dans SOS Fantômes, j’ai pas lu la Bible, je sais même pas si c’est dedans – aurait donc pu s’ajouter la panne mondiale de WhatsApp, Facebook et Instagram de lundi dernier dernier (ndlr: ce n’est pas une faute de frappe, c’est pour dire plus simplement «pas lundi dernier mais çui d’avant»). A une époque où tout naît et meurt sur les réseaux, les actualités comme les réputations, la gloire comme l’opprobre, l’on était en mesure de s’attendre à ce que l’Homme moderne s’effondre devant telle privation. En fait, c’est allé.
Bien sûr, ce n’est pas le World Wide Web dans son entier qui est tombé en rade. On pouvait toujours calculer un itinéraire entre chez soi et Decathlon à Crissier, rechercher des images de Bernard Tapie juste avant sa mort ou sous-payer des détenteurs de Toyota Prius pour nous amener à l’heure au cinéma. Cela dit, c’est quand même ce pourquoi on utilise le plus internet qui nous a été sauvagement enlevé la semaine dernière, à savoir «ne rien faire». Pendant six heures, on n’a plus pu ne rien faire. Exit le scrolling, le liking et le double-tapping, nos pouces opposables sont redevenus outils du réel et notre cerveau a dû réinventer le concept de «loisirs». Même pas possible pour les aficionados de la confection de mèmes de réagir au quart de tour comme il leur en est coutume, car à qui dire qu’Instagram et Facebook sont en panne, si ce n’est à Facebook et Instagram? A Twitter, vous allez me dire, mais en Suisse, tout le monde s’en fout à part les journalistes, les politiciens et Thomas Wiesel (qui est les deux), donc ça va.
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Force est pourtant de constater que le cataclysme attendu n’aura pas eu lieu. Quoi qu’en aient dit les médias le lendemain dans leur joyeux pataquès habituel, et même si les pouces ont bien vite repris leur inlassable danse sur le verre des écrans, il semble que la «catastrophe» aurait pu durer bien plus longtemps sans que nos vies en soient chamboulées. Six heures au cours desquelles on aura ri pareil, pleuré pareil, parlé pareil (voire plus) et pensé un peu différemment. Certes, si la panne avait duré à jamais, j’aurais perdu pour ma part un outil de travail et d’autopromotion important, mais je crois me rappeler – même si mes souvenirs sont flous – que les artistes existaient avant internet. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé, trois réseaux se dépeuplent et rien ne vous a manqué. C’était donc bien du vide, tout ça. Je vais en faire une story. Bonne semaine.