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«LES VERBES»

Yann Marguet: «Falloir»

Il s'en est fallu de peu qu'il ne le fasse pas, mais quand il faut, on fait. Cette semaine Yann Marguet nous parle de nécessité et des devoirs qu'on s'impose.

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Yann Marguet

Yann Marguet.

VALENTIN FLAURAUD / VFPIX.COM

Chaque année, à l’approche du 8 mars, c’est la même chose. Il FAUT faire un truc. C’est donc avec un degré de surprise proche du zéro kelvin que j’ai reçu le SMS de Stéphane Benoit-Godet (ou est-ce Stéphane-Benoit Godet? Je pourrais le googler, mais j’ai envie de l’embêter, avec tous ces prénoms qui se terminent par un petit récipient...), rédacteur en chef du présent canard, m’informant que l’édition du 3 mars serait un numéro «spécial femmes». «Donc mon papier doit parler des femmes?» m’enquérais-je. «Tu as carte blanche. Tu fais ce que tu veux. Tu es libre.» Haha! Je pense, ouais! Je pense bien que si je ponds une chronique sur les derniers rebondissements de l’affaire Khashoggi dans votre numéro «bonne conscience» annuel, ça ne fera pas tache du tout. Vous noterez l’absence de guillemets encadrant cette dernière phrase. Je ne l’ai donc pas dite. Je le fais maintenant! C’est sympa, ça lui fera une surprise!

Le fait qu’il faille faire m’emmerde. Ce verbe, déjà... «falloir». Que peut-on attendre d’un verbe qui ne se conjugue qu’au masculin, franchement? «Il pleut», «il neige», «il incombe», «il faut»... Ces vecteurs de mauvaises nouvelles (je laisserai les fans de ski s’énerver tout·e·s seul·e·s face à mon rapport à la neige) se nomment «verbes défectifs». Le dictionnaire ne nous le dit pas, mais nul besoin d’être Maître Capello pour y voir un lien de parenté avec un autre triste sire de la langue française: le mot «défection». L’abandon d’une cause. Le fait de ne pas venir là où l’on était attendu. Si telle coïncidence n’est pas une preuve supplémentaire que les pères de la grammaire francophone n’étaient pas des féministes endurcis, je ne sais pas ce qu’il vous faut, votre Honneur. Que c’est triste, «falloir»!

Et puis ce thème! «Les femmes». Ça me rappelle le slogan du film «The Game» de David Fincher, avec Michael Douglas. «Que peut-on offrir à un homme qui a déjà tout?» Appliqué au cas d’espèce: «Que peut-on dire sur un thème dont tout a déjà été dit?» Les inégalités, le harcèlement, la socialisation genrée dès le berceau, l’oppression dans l’espace public, la sous-représentation dans les médias et dans les postes à responsabilités... Le marronnier fane et refleurit au gré d’actualités sordides et de quelques dates clés. Pourtant, on sait déjà tout ça! On le sait sans le numéro «spécial femmes» de L’illustré. On le sait sans «Les verbes de Yann Marguet» «spécial femmes» du numéro «spécial femmes» de L’illustré. Qui, en 2021, va s’exclamer «AH BON?» en lisant une chronique relatant les dérives du patriarcat? Philippe Nantermod soupirera, Léonore Porchet applaudira, mais personne n’apprendra quoi que ce soit de neuf. Pas de ma part, en tout cas.

Quelle galère, qu’il «faille»! Depuis 2016, date à laquelle j’ai commencé le métier d’humoriste, chaque année au 8 mars, il aura «fallu». Parfois deux fois par an, quand le 14 juin se fait grève. «Là, on est quand même un peu obligé·e·s de faire quelque chose, non?» est par exemple une phrase qu’il n’est pas rare d’entendre dans les couloirs des grandes maisons de médias lorsqu’une «cause» pointe le bout de son anni. Alors on fait, puisqu’il faut. Sous un angle ou sous un autre, avec dérision ou avec sérieux, dans la joie ou dans la peine. Pourtant, une question persiste en moi annuellement aux mêmes périodes: le problème ne réside-t-il pas précisément dans le fait qu’il «faille»?

Et l’envie, dans tout ça? On la sent (pour d’aucuns et d’aucunes jusqu’à l’obsession) chez les militant·e·s, chez les activistes, chez celles et ceux qui seront dans la rue le jour J... On la sent, bien sûr, chez certain·e·s journalistes, essayistes, humoristes, artistes qui tentent d’utiliser leur voix pour faire avancer le bastringue... On la sent chez une majorité de femmes et d’hommes qui souhaitent, sans pour autant le scander aux quatre vents, que les choses changent... Malheureusement, quoi que l’on fasse et quelle qu’en soit la manière, m’est avis qu’on restera loin du compte aussi longtemps que les hauts placés (ndlr: je laisse ici volontairement tomber l’écriture inclusive) des milieux médiatiques, économiques et politiques continueront de penser qu’IL faut. Moi, ce que j’aimerais, un jour, c’est qu’ILS veuillent. Allez, bonne lecture, lol!

>> Lire la précédente chronique de Yann Marguet: «S'en foutre»

Par Yann Marguet publié le 3 mars 2021 - 08:46