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Les Verbes

Yann Marguet: «Monter»

Cette semaine, Yann Marguet nous narre une anecdote cocasse : sa quête d'un taxi nocturne pour éviter de «monter» la pente qui le sépare de chez lui. Un vrai parcours du combattant. 

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Yann Marguet

Chaque semaine, l'humoriste romand Yann Marguet s'adonne à quelque trouvaille linguistique. 

Valentin Flauraud

L’usage dans cette tribune voudrait que je parle d’actualité mais mon avis sur celle-ci étant probablement le même que le vôtre («Heu mais ces pauvres Afghans…»), j’ai décidé de revenir cette semaine à mes premières amours: raconter ma nullité et peut-être vous rappeler au bon souvenir de la vôtre. Comme vous le disait très justement mon physique pas plus tard que ces trente dernières années, le sport, c’est pas mon dada. Ça, c’est le constat général, mais un récent événement m’a permis d’affiner quelque peu ce qui relève, après tant d’années de surpoids («T’es pas gros, t’es costaud!»), du truisme pur et simple. Cette découverte, la voici: il semblerait que toute ma vie soit organisée autour du fait de ne jamais avoir à monter de pentes. Je le savais déjà un peu mais pas de manière aussi éclatante.

>> Lire aussi la précédente chronique: Yann Marguet: «Fédérer»

Notre histoire se déroule le 7 août dernier au soir. Quelques ami·e·s troubadours et moi-même finissons de célébrer la dernière représentation de notre pièce «Les gens meurent» au théâtre lausannois «Boulimie» (deux notions entre guillemets qui me semblent, ironiquement, étroitement imbriquées avec l’idée que je me fais de mon destin au moment où j’écris ces lignes). L’heure est avancée et aux au revoir, et me sépare de mon domicile un court trajet dont j’évalue la durée de complétion à environ sept minutes. Le hic: le parcours en question se solde par une épreuve de taille. Une pente douce. Qu’à cela ne tienne, je prendrai un taxi.

Le challenge est corsé. La station la plus proche me rapproche de chez moi, je vais pas prendre un tacot pour deux minutes. J’ai ma fierté. En plus, c’est déjà six balles vingt juste pour poser son derche et fermer la portière, autant que ça en vaille la peine. Me voici donc en train d’arpenter la ville à contre-courant à la recherche d’un endroit à la mesure de ma déchéance. Prochain arrêt: place de l’Europe, cinq minutes en aval. A la manière d’une vieille prostituée un peu usée, je me penche aux fenêtres des automobiles affublées d’une lampe jaune et tente de négocier le prix de ma triste passe. Après quelques essais et pourtant à l’apex de ma sexitude, la sanction est unanime: c’est encore trop près. «Casse-toi, sale clodo! On prend que les gens du MAD qui veulent aller à Cointrin.» L’amour-propre en prend un coup, mais pas la motivation. Si ça marche pas ici, ça marchera plus bas.

C’est donc en gare de Lausanne, douze minutes en contrebas, que nous retrouvons notre héros bien déterminé à se faire passer pour un voyageur exténué cherchant chauffeur privé prêt à mettre fin à ses souffrances. Y’ a plus un train qui circule depuis trois heures mais les taximen n’étant pas des flèches, ça devrait passer (je me venge, ils avaient qu’à me prendre au Flon). Passé une file d’attente de huit personnes dont je ne m’explique toujours pas la présence à cette heure morte de la nuit (si ce n’est «pour me faire chier»), une majestueuse Skoda Fabia glisse à mes pieds dans une lueur argentée vaporeuse et m’ouvre sa portière sur un monde magique dénué de toute forme d’effort. Le voyage est doux, une légère brise me parvient de la fenêtre avant droite et le trajet en sens inverse me permet de revivre une à une chaque étape de ma pathétique aventure.

Trois quarts d’heure qui auraient pu n’être que sept minutes – dont deux de varappe – mais qui m’ont permis de me rapprocher un peu de l’un de mes rêves d’enfant: celui où mon village natal, lui aussi pentu, était reproduit à l’infini en descente, me permettant de regagner chaque jour une nouvelle réplique à l’identique de ma rue, de ma maison et de ma petite chambre. Un monde tout en descente où tout le monde serait tout mou et où l’on aurait qu’à se laisser porter par les lois de l’attraction terrestre. C’est pas très sain, c’est vrai, ni très malin, mais avouez que c’est plus marrant que de parler des talibans. Bonne semaine.

Par Yann Marguet publié le 25 août 2021 - 08:23