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Grand dossier

L’avortement, ce droit qui n’est jamais acquis

Vingt ans après sa légalisation, le droit à l’IVG est de nouveau contesté, jusqu’en Suisse. Quatre personnes ont accepté de raconter comment elles ont vécu un avortement. Qui sont les «Pro Life» en Suisse? Zoom sur les deux initiatives de l’UDC qui sont en cours.

L’avortement, ce droit qui n’est jamais acquis

Manifestation pour le droit à l'avortement sur la place des Nations à Genève, le 28 juin 2022.

Dossier par Jade Albasini et Alessia Barbezat

Droit à l'avortement
Photo: Justine Bannwart
Photo: Justine Bannwart

Dans ce dossier:

 

«Avorter, c'était la décision la plus difficile de ma vie» (vidéo)
L'avortement en quelques chiffres
Deux témoignages à lire
Les deux initiatives de l'UDC
Historique de l'avortement en Suisse
Qui sont les «Pro Life en Suisse»
Léonore Porchet: «Mon corps, mon choix» (audio)

 

L’avortement, ce droit qui n’est jamais acquis


Qui aurait imaginé que l’avortement serait toujours un sujet de conversation brûlant en 2022? Le récent scandale de l’assurance maladie Helsana, qui propose aux membres de l’association Pro Life – ils sont 70 000 à ce jour en Suisse – 10% de réduction de primes sur les complémentaires, a soulevé un véritable tollé. Même si le groupe réaffirme ne pas partager de positions anti-IVG, beaucoup d’affiliés menacent aujourd’hui de résilier leur contrat.

Une autre polémique enfle autour de deux initiatives lancées par l’UDC, «La nuit porte conseil» et «Sauver les bébés viables», qui freinent ouvertement l’accès à l’avortement (voir plus bas Qui sont les «Pro Life en Suisse»). Sur Instagram, les collectifs féministes de Fribourg et de Lausanne condamnent l’argumentation fallacieuse avancée par les initiants derrière ces modifications de la loi. Ils partagent les commentaires des passantes: «Gaffez-vous, j’ai encore été abordée hier dans la rue par des gens qui racontent des craques […] du type «On veut que toutes les personnes qui avortent puissent avoir accès à un soutien psy» alors qu’en réalité ça veut imposer un temps de réflexion minimum à toute personne qui souhaiterait avorter», lit-on dans leurs storys.

Société

«Avorter, c'était la décision la plus difficile de ma vie.»

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Il y a cinq ans, Benjamin et Maëlle ont décidé ensemble d’interrompre la grossesse de cette dernière. Un choix extrêmement difficile dont ils ont accepté de parler à «L’illustré» pour son grand dossier sur l’IVG. Ils confient pourquoi et comment ils ont pris cette décision ensemble et comment ils le vivent aujourd’hui. Laetitia Béraud

La conseillère nationale verte Léonore Porchet tire également la sonnette d’alarme. Le 2 juin dernier, elle réclamait sur la place Fédérale à Berne la suppression dans le Code pénal de la loi sur l’avortement pour l’intégrer dans une loi spécifique sur la santé sexuelle. «Ce que l’on voit, c’est qu’il y a encore un grand lobby conservateur», avertit la Lausannoise. L’entretien audio est à découvrir ci-dessous. «Ce qu’il faut comprendre, c’est que, quel que soit le scénario choisi, des votations populaires auront lieu sur cette thématique. Que ce soit si les initiatives UDC collectent les 100 000 signatures nécessaires d’ici à juin 2023 ou si les opposants à la future loi liée à l’avortement lancent un référendum. La Suisse doit s’y préparer», pose d’entrée de jeu Meriam Mastour, juriste et consultante sur les questions d’inégalité et de discrimination.

Avortement en Suisse
Photo: Justine Bannwart
Photo: Justine Bannwart

Rappelons qu’avant le 24 juin 2022 l’opinion publique ne croyait pas à la révocation du droit à l’avortement par la Cour suprême américaine. L’onde de choc a été ressentie jusqu’ici. Des manifestations de soutien ont été organisées pendant l’été. «Ce qui me frappe, c’est que les milieux d’extrême droite ou religieux n’arrêtent pas de brandir la vie de l’embryon comme sacrée alors qu’ils manifestent par ailleurs bien peu de respect pour la vie humaine, s’étonne Bertrand Kiefer, médecin et théologien qui a également porté l’habit de prêtre. Ils se montrent souvent impitoyables envers les pauvres, les enfants maltraités, les femmes qui vont se retrouver dans des conditions épouvantables, celles qui meurent à cause d’avortements clandestins. Il faut mettre cet amalgame en évidence.»

Celui qui est également rédacteur en chef de la Revue médicale suisse va plus loin: «La position des gens qui disent qu’une personne existe dès la fécondation, et qu’il faut la protéger, est incompatible avec les connaissances scientifiques que l’on possède sur le grand nombre d’embryons naturellement éliminés, sur la possibilité d’en créer à partir d’autres cellules et sur la gradualité du développement de l’être humain.» Meriam Mastour lance de son côté un appel à la collectivité suisse. «Il faut faire barrage contre toute forme de régression, même si ça peut paraître anodin, comme l’initiative «La nuit porte conseil» proposée par l’UDC!»

En chiffres

En 2021, 10'869 avortements de femmes résidant en Suisse — chiffre stable, 10'906 avortements en 2020
95% lors des 12 premières semaines de grossesse, la plupart dans les 8 premières semaines
80% par voie médicamenteuse
20% par voie chirurgicale

Mais en réalité, à quoi ressemble la situation concernant l’avortement en Suisse? En moyenne, 10 000 IVG sont effectuées par année. Un des taux les plus bas d’Europe. Et malgré l’augmentation démographique, le chiffre reste stable. «Il est important de rappeler que ce n’est pas toujours facile pour les praticiens, ils ne prennent donc pas ce geste à la légère», souligne Bertrand Kiefer. Pour le corps infirmier – les premières personnes qui accueillent celles qui interrompent une grossesse et qui les suivent après l’intervention –, il existe une règle d’or: «Respecter l’autodétermination des patientes», explique Sophie Ley, présidente de l’Association suisse des infirmiers et infirmières, qui rappelle la campagne nationale «Ma santé – mon choix!».

«Dans les soins, on a toujours le droit de passer la main. Mais quand on travaille dans un service de gynécologie, on sait d’avance que l’avortement fait partie de notre cahier des charges», ajoute-t-elle en référence à celles et ceux qui ne faciliteraient pas les démarches. «Il y a des objecteurs de conscience dans le corps médical, mais je n’en connais pas personnellement.» Pourtant, une de nos témoins raconte son face-à-face avec un gynécologue qui a tenté de la dissuader. «C’est important de rappeler que ce n’est pas toujours facile pour les praticiens. Surtout s’ils en font beaucoup», consent Bertrand Kiefer.

avortement en Suisse
Photo: Justine Bannwart
Photo: Justine Bannwart

Ce que craint aussi le personnel travaillant dans les soins, c’est l’augmentation des hospitalisations et des coûts de la santé. «S’assurer que le droit à l’avortement est accessible pour toutes, c’est de la prévention, psychique et physiologique. Une responsabilité sociale», affirme encore Sophie Ley. Une position partagée par Jacqueline Fellay-Jordan, coprésidente de Santé sexuelle Suisse et conseillère au centre SIPE (Sexualité, information, prévention, éducation) à Sion. «Penser que les femmes, les couples utilisent l’interruption de grossesse comme moyen de contraception est ne rien connaître de la réalité de la vie des personnes, ni de leur capacité de réflexion et de leur droit à prendre des décisions pour elles-mêmes» déclare-t-elle. En quinze ans de métier, elle n’a croisé que quelques situations de femmes qu’elle a revues à plusieurs reprises dans son bureau. «Et c’était toujours lié à une situation de vie très complexe!»

 

A noter que favoriser l’accès à la contraception est intimement lié à la conversation autour de l’avortement. «Les gens ne sont souvent pas assez informés par les gynécologues, lors de visites à l’hôpital ou lors des cours d’éducation sexuelle, sur les méthodes adaptées», insiste Meriam Mastour. Le débat pour rembourser la pilule et d’autres moyens de contraception – avec ou sans hormones – entre en jeu. En France, la contraception est gratuite pour toutes les femmes de moins de 26 ans depuis le 1er janvier 2022. Et chez nous? Rien n’est pris en charge. Il est temps que ces questions trouvent des réponses. Quant aux résultats d’une votation future sur l’avortement, nos experts espèrent ensemble un soutien massif de la population. En 2002, 72% des Suisses avaient voté pour dépénaliser l’avortement. Un acte tardif dans l’histoire, quand on pense que cela ne fait que vingt ans que ce n’est plus considéré comme un crime (plus de détails dans l’article «Retour vers le passé» disponible sur notre site). «Si on doit de nouveau voter sur l’avortement, conclut Meriam Mastour, ce sera l’occasion de donner une claque à ces milieux conservateurs et de leur dire: «On ne touche pas à ces acquis!»

Manifestation de «Pro Life» à Zurich

Manifestation «Pro Life» à Zurich.

Keystone

Qui sont les «Pro Life en Suisse»

Des voix s’élèvent contre l’avortement dans notre pays comme lors d’une nouvelle Marche pour la vie, qui sera organisée le 17 septembre à Zurich. Zoomons sur les deux initiatives lancées cette année par l’UDC qui souhaitent freiner l’accès à l’IVG.

En Suisse, en 2022, il y a des individus qui s’opposent avec vigueur au droit à l’avortement, légal jusqu’à la 12e semaine de grossesse. Des hommes mais aussi des femmes… La plupart réunis sous le drapeau conservateur de l’UDC ou membres de congrégations religieuses. Pour reprendre le terme anglais, ils se considèrent comme «Pro Life». L’association Mamma dans la région alémanique va jusqu’à qualifier un avortement de «meurtre d’enfant» sur son site internet.

Une partie d’entre eux, se décrivant comme plus nuancés, se battent aujourd’hui pour mettre un terme aux avortements tardifs ou imposer un jour de réflexion obligatoire aux femmes qui ont décidé d’interrompre volontairement une grossesse non désirée. C’est le cas de deux conseillères nationales UDC, Yvette Estermann et Andrea Geissbühler, cette dernière siège au comité directeur de l’association suisse Pro Life. En février dernier, elles ont lancé des initiatives populaires. Si elles récoltent les 100 000 signatures nécessaires d’ici au 21 juin 2023, leurs propositions seront soumises à votation. Selon notre petit sondage, c’est une option de plus en plus plausible. Pour comprendre les enjeux, analysons le contenu de ces projets de modification de loi. 

 

Retour vers le passé: historique de l'avortement en Suisse

Recourir à des méthodes d’interruption de grossesse clandestine, souvent moyenâgeuses, a accompagné la santé des femmes depuis le début de l’histoire.

Congrès national des femmes et anti-congrès de 1975

Le Congrès des femmes de Berne en 1975 avec l'oratrice Lilian Uchtenhagen.

RDB

Certaines perçaient l’œuf avec un de leurs cintres ou des aiguilles à tricoter, d’autres absorbaient des plantes toxiques ou des médicaments chimiques. Beaucoup chutaient violemment ou se frappaient le ventre pour provoquer une fausse couche. Ces actes de désespoir généraient de nombreuses complications médicales: infections, hémorragies utérines, stérilité ultérieure, voire la mort.

Au XXIe siècle en Suisse, ce qu’on appelle le tourisme gynécologique entre doucement dans les mœurs. Des résidantes des cantons catholiques se déplaçaient en toute discrétion dans les régions protestantes, plus enclines à réaliser des avortements supervisés par des professionnels. A Fribourg, on entendait souvent les citoyennes chuchoter: «Je vais à Lausanne», sous-entendant qu'elles allaient se faire avorter.

Une vision détaillée de cette époque est possible grâce au travail de recherche de Morgane Pochon, historienne. Son livre Je voulais simplement faire revenir mes règles, sorti en 2020, se concentre sur les avortements de celles passées dans les mailles de la justice fribourgeoise de 1930 à 1970. C’est révélateur. Plongeons près de 100 ans en arrière.

En cinq dates

1942: Délit inscrit dans le Code pénal suisse (risque de peine d’emprisonnement pour la femme qui avorte).

1973: Fondation de l’Union suisse pour décriminaliser l’avortement (USPDA)

2002: 72% de la population vote pour la dépénalisation de l’avortement. L’IVG est devenue officiellement légale avec un régime de délai de 12 semaines.

Février 2022: Deux initiatives populaires UDC sont lancées contre les avortements jugés précipités ou, à l’inverse, tardifs.

2 juin 2022: Demande officielle pour que la loi sur l’avortement soit supprimée du Code pénal. L’IVG ne doit plus être considérée comme un crime et doit disposer d’une nouvelle loi sur la santé sexuelle.

L’IVG est entrée dans le Code pénal cantonal depuis 1924, avec le risque pour celles qui la pratiquaient d’être condamnées à 10 ans d’emprisonnement. «La collectivité trouvait déjà que cette loi, reflet de la société patriarcale, n’était pas adaptée, voire infantilisante. Les peines lourdes étaient donc souvent limitées», nous raconte l’auteure.

Les objecteurs de conscience persistent évidemment. Le plus connu dans la région était le Dr Gustave Clément, médecin, fervant conservateur catholique, qui militera contre l’avortement jusqu’à sa mort en 1940. Pour lui, l’acte est «le sacrifice délibéré d’une vie fragile entre toutes». Au fil des ans, le poids religieux s’allège dans l’opinion publique. Les témoignages récoltés soulignent que, pour les personne qui l’ont traversé, l’avortement n’est «ni un crime ni un péché». Dans les années 1970, l’avortement – encore illégal au regard de la législation – est enfin toléré. De plus en plus de gynécologues ont réalisé le désespoir de femmes qui font face à une grossesse non désirée: celles qui ne peuvent pas nourrir une bouche supplémentaire, les jeunes filles enceintes après une aventure ou les patientes qui viennent consulter suite à une agression sexuelle.

Aujourd’hui, en 2022, soit cinquante ans après les dernières archives consultées par la chercheuse, la situation l’étonne profondément. «J’ai écrit sur ce que traversaient nos grands-mères, nos arrière-grands-mères. Et voilà que ce débat qu’on pensait gravé dans le passé fait la une de l’actualité locale», commente l’historienne avec regret.

Par Jade Albasini

Podcast

Léonore Porchet: «Mon corps, mon choix»

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Alessia Barbezat et Jade Albasini
avortement
Photo: Justine Bannwart
Photo: Justine Bannwart