1. Home
  2. Actu
  3. Abus sexuels: l'abbaye de Saint-Maurice demande pardon, interview chanoine Antoine Salina
Interview

Antoine Salina: «Je suis très touché par tout ce que nous avons fait de mal»

Propulsé porte-parole d’une congrégation sous forte pression, le chanoine Antoine Salina fait front sans esquiver les questions, ni nier les responsabilités.

Partager

Conserver

Partager cet article

Le chanoine Antoine Salina, porte-parole de l'Abbaye de Saint-Maurice

Le chanoine Antoine Salina, 65 ans, lundi à l’abbaye de Saint-Maurice: «Il faut trouver les mots pour que les gens puissent comprendre. La tâche est immense.»

Sedrik Nemeth

- Comment vivez-vous cette mission, seul face à l’adversité?
- Le chanoine Antoine Salina: On n’est jamais seul quand on aime Dieu. Cela étant, je me sens très éprouvé et fatigué. Je ne suis pas rentré il y a trente-huit ans dans cette maison pour vivre cela mais j’accepte de le vivre parce que je défends ma maison, mes confrères tout en pensant aux victimes qui ont pâti et pâtissent encore de ce qui s’est passé. Je suis très touché par tout ce que nous avons fait de mal et en tant que chanoine de la congrégation, bien que je n’aie rien à me reprocher, je participe de cette responsabilité, y compris pour les crimes commis il y a bientôt 70 ans. Malgré tout, aussi profond que nous soyons dans le puits, si je lève les yeux, je vois la lumière.

- Vous n’êtes pas en train de perdre la foi?
- Oh non! Moins que jamais. Si moi, je perds la foi, à quoi sert-elle alors? Au contraire, je me sens fort dans ma foi, sinon je quitterais le bateau. J’ai 65 ans, je pourrais prendre ma petite retraite et basta! A vrai dire, je ne me suis jamais senti autant de cette maison qu’aujourd’hui. Et puis, les fidèles sont meurtris. Il faut trouver les mots pour que les gens puissent comprendre. La tâche est immense.

- Après 1500 ans d’histoire, vous craignez pour la survie de la communauté?
- Je ne crains rien. Dieu ne se trompe pas. Si on ne s’en relève pas, c’est que cela doit être comme ça. Le temps de Dieu n’est pas notre temps. On est au bord du burn-out, de l’épuisement total, la communauté, solidaire avec les victimes, est très abattue et en même temps résolue dans sa foi. Telle que je la vois aujourd’hui, elle n’a jamais été aussi forte et soudée. Pour utiliser une expression chère à la boxe, je dirais qu’elle est sonnée mais pas KO.

- Pour vous, les révélations de «Mise au point» étaient nécessaires pour que les victimes soient enfin reconnues en tant que telles?
- Sincèrement, oui. J’ai été sidéré par la violence de ce que j’ai appris, en particulier à propos des affaires les plus anciennes, que je ne connaissais pas. Je vais être sincère: ce qui doit sortir, il faut que ça sorte. Je prie pour cela. Je n’ai pas envie de voir la communauté retomber périodiquement dans la fange. C’est bon, maintenant. Allons-y. Ça doit se faire. Tant mieux. On assume. De toute façon, tôt ou tard, tout sortira. Alors, qui que ce soit ayant vécu une situation répréhensible ou sachant quelque chose peut aller directement la déclarer à la police ou, si c’est chez nous, nous transmettrons immédiatement à l’autorité judiciaire.

- Comment la communauté compte-t-elle réparer le tort causé aux victimes? Allez-vous les écouter dans un premier temps?
- Bien sûr. Toutes celles et ceux qui sonneront à notre porte, on va les recevoir et les écouter puis relayer leur témoignage. Nous leur demanderons pardon et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour établir la vérité. Tout ce qu’il sera nécessaire de faire sera fait.

- A ce jour, pouvez-vous affirmer que tous les cas, y compris ceux dont les médias n’ont pas encore connaissance, ont été transmis à la police, à l’évêché de Sion et à Rome?
- Absolument.

- Même le cas du chanoine T. R., que nous révélons dans nos pages, que le père abbé Jean Scarcella connaissait depuis 2018?
- Oui. Ce dossier est entre les mains de la justice et le père abbé sera sans doute interrogé à son sujet. Personnellement, je découvre cette affaire et je ne sais pas comment il l’a traitée.

- Lors de la conférence de presse, vous avez affirmé qu’aucune structure n’avait été mise en place pour couvrir des cas. Les liaisons et les filiations dont nous parlons dans nos pages ressemblent pourtant à cela…
- Je confirme: il n’y a jamais eu d’omerta organisée, ni de système mis en place pour cacher des crimes. Et lorsque je parle de petits arrangements entre amis, je pense avant tout aux décisions prises à l’intérieur de l’Eglise. Des déplacements de prêtres notamment, des demi-mesures qui nous ont précipités dans la situation que nous connaissons aujourd’hui. S’agissant du rôle de la justice, c’est à elle de répondre.

- Est-ce que l’abbaye déplace encore ses membres pour étouffer des affaires? Récemment, un chanoine de Saint-Maurice s’en est allé du côté de la capitale valaisanne, un autre dans un foyer de charité du canton de Vaud, par exemple…
- Le premier est parti parce qu’il ne se sentait pas en adéquation avec notre mode de vie et d’obéissance. Il s’est mis au service de l’évêque de Sion. L’autre a été interrogé. S’il y a une situation condamnable, mon devoir est de la dénoncer même si cela fera un cas de plus pour nous accabler. Pour l’instant, je n’ai pas connaissance de nouveaux cas.

- Où se trouve le chanoine Gilles R., curé de Saint-Maurice mis en retrait par l’évêché à la suite des révélations de la RTS?
- En famille ou à l’abbaye. Je ne sais pas exactement. Mais à portée de voix en tout cas.

- A quoi doit-on encore s’attendre dans les jours et semaines à venir?
- Franchement, je ne sais pas de quoi demain sera fait. Je lis ou j’entends jour après jour de nouvelles histoires, au gré des témoignages qui surviennent. Ce qui n’empêchera pas des gens de nous accuser d’avoir caché des choses. Idem pour le recteur du collège, dont la décision de se mettre en retrait le temps de l’enquête a aussitôt été interprétée comme un aveu de culpabilité de sa part par certains, alors qu’il n’a absolument rien sur la conscience.

- L’opinion publique a été choquée par la nomination du chanoine Jacquenoud, naguère accusé d’abus sexuel sur un novice, au titre de père abbé par intérim et par son retour dans les classes...
- Beaucoup de choses inexactes ont été dites à son sujet. Il n’a jamais été nommé père abbé. Jamais de la vie! En qualité de prieur et comme le veulent nos règles, il a simplement suppléé à la vacance temporaire de Mgr Scarcella, qui s’est auto-suspendu durant l’enquête le concernant. Quant à son retour en classe comme professeur, il a été décidé après plusieurs années de réflexion et nous n’avons jamais eu la moindre remarque quant à l’accomplissement de son travail.

- La communauté se sent-elle victime d’acharnement ou même de faux témoignages parfois?
- Je n’en sais rien. Je prends toutes les allégations comme des informations. Je ne suis pas la justice des hommes. Je me suis préparé à l’idée que d’autres affaires peuvent surgir.

- Le pape François en personne a-t-il pris contact avec vous? Quand est-ce que Rome va envoyer son délégué apostolique pour gérer la communauté?
- Rome sait tout et le pape François est nanti de tout. Les articles, les allégations, «Mise au point», etc. Je ne suis pas dans le secret du Vatican. C’est ce dernier, en collaboration avec la conférence épiscopale suisse, qui mesure l’urgence de la situation.

Par Christian Rappaz publié le 4 décembre 2023 - 09:22