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Tour de France

Benjamin Cohen: «On saura dans dix ans si Pogacar et Vingegaard sont exceptionnels»

Un mois après le Tour de France de tous les soupçons, Benjamin Cohen, le directeur général de l’Agence internationale de contrôles (ITA), confesse que les éventuels tricheurs ont peut-être une longueur d’avance, mais jure que tout est mis en œuvre pour combler ce retard. 

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Benjamin Cohen, directeur général de l’Agence internationale de contrôle antidopage

Dans le bureau du Lausannois Benjamin Cohen, 40 ans, nommé en 2018 directeur général de l’Agence internationale de contrôle antidopage. Cet expert juridique officie dans le domaine du sport depuis le début de sa carrière. 

Darrin Vanselow

Dans le sport comme dans les affaires judiciaires, la présomption d’innocence prévaut. Moralité, jusqu’à preuve du contraire, la 110e édition du Tour de France cycliste, marquée par l’incroyable bras de fer entre le Danois Jonas Vingegaard et le Slovène Tadej Pogacar, s’est déroulée dans les règles et ce, malgré les forts soupçons de dopage qui ont déferlé sur l’épreuve. A quelques jours de son dénouement, favorable au coureur nordique, nous avions soumis à l’Union cycliste internationale (UCI) une série de questions relatives aux interrogations que soulevaient et soulèvent encore les extraordinaires performances des deux leaders. Des courriels restés lettre morte, avant que l’UCI ne finisse par nous diriger vers l’ITA, l’International Testing Agency (Agence internationale de contrôles), à qui elle dit avoir délégué dès 2019 son épineux dossier du dopage. Benjamin Cohen, le patron de cette structure créée en 2018 par le CIO qui occupe plus de 100 personnes, majoritairement à Lausanne et à Budapest, a spontanément accepté de nous rencontrer et de répondre sans détour à nos questions. Ce qui ne veut pas dire que tous les doutes soient levés, tant s’en faut, puisque le juriste lausannois avoue humblement que, à ce jour, l’ITA, malgré une force d’investigation et d’intervention en constante évolution, ne dispose pas encore de tout l’arsenal, notamment juridique, nécessaire à garantir à 100% l’efficacité de sa chasse aux tricheurs. Interview d’un «gendarme» souvent frustré mais toujours déterminé. 

- En affirmant avoir délégué à l’ITA le dossier du dopage, l’UCI ne nous a pas tout dit à l’occasion de notre échange. En fait, si l’un de vos contrôles révèle un cas de dopage, voire un simple soupçon, c’est l’UCI qui prend en main la gestion du résultat et de l’information…
- Benjamin Cohen: Cette manière de procéder figure dans nos accords, n’a jamais été cachée et a même été publiée. Mais vous touchez là un point sensible que nous avons évoqué à plusieurs reprises avec l’UCI, la semaine dernière encore. Il est vrai que lorsque l’ITA a été créée, le but était que les fédérations lui délèguent l’entier de leur activité antidopage et que, en cas de conflit, ce soit le Tribunal arbitral du sport (TAS) qui tranche. Mais nous n’avons aucun moyen de contraindre les fédérations qui, à l’image de l’UCI, possèdent leur propre système. De notre point de vue, cette délégation partielle n’est bien sûr pas idéale. Si on parle d’indépendance, autant y aller jusqu’au bout. 

- Ce que l’UCI n’est visiblement pas prête à faire...
- Ce n’est pas aussi simple que ça. Notamment sur le plan juridique. L’ITA est une fondation à but non lucratif et un fournisseur de services qui n’est pas signataire du Code mondial antidopage. Par conséquent, si une affaire tourne mal, à l’image de celle qui a opposé Chris Froome à l’UCI en 2018 (on se souvient que le Britannique a été blanchi malgré un contrôle positif lors du Tour d’Espagne, ndlr), c’est contre cette dernière que le ou les protagonistes se retournent. Mais nous ne désespérons pas, au cours de l’année à venir, de trouver une solution à ce problème avec les fédérations ainsi qu’avec l’Agence mondiale antidopage (AMA). Le CIO nous a délégué la gestion des résultats aux JO, les fédérations internationales peuvent le faire aussi.

Vingegaard et Pogacar au coude-à-coude lors de la 13e étape du Tour de France

Le Danois Jonas Vingegaard, de l’équipe Jumbo-Visma, et le Slovène Tadej Pogacar, de l’équipe Emirates, au coude-à-coude le 14 juillet dernier, lors de la 13e étape du Tour de France, qui reliait Châtillon-sur-Chalaronne au Grand Colombier. Les deux «mutants» du récent Tour de France se sont livré une bataille certes homérique mais qui laisse beaucoup de questions en suspens. 

Shutterstock/Dukas

- Le fait que la fédération conserve la maîtrise de l’information n’est-il pas un moyen de limiter votre indépendance et ne risque-t-il pas de discréditer le processus?
- Si vous insinuez que l’UCI pourrait mettre sous le tapis un cas que nous avons détecté, vous vous trompez. Aujourd’hui, ce genre de tour de passe-passe n’est plus possible. L’analyse d’un cas positif est versée dans une base de données à laquelle l’AMA a évidemment accès. Au cas où l’UCI n’y donnerait pas suite, l’agence ne manquerait pas de lui demander des comptes. Je n’ai aucun doute sur la volonté de l’UCI de traquer les tricheurs. Sa direction nous dit: «Vous avez carte blanche. Si vous attrapez un grand nom, ça fera du tort au vélo, mais on ne fait pas de cadeau. Il en va de notre image de montrer que nous avons tourné la page du passé.» Le cyclisme nous allouera dès 2024 un budget de 10 millions de francs par année pour traquer les tricheurs. 

- Parmi les questions que nous avions adressées à l’UCI et auxquelles elle n’a pas répondu figurait celle concernant les indices de suspicion au dopage qu’elle avait établis en 2010 déjà, classant les coureurs et les équipes par notes de 1 à 10...
- La lutte contre le dopage commence toujours par une évaluation des risques et donc par la création d’un indice de suspicion. Chaque sport a le devoir de mettre en place cet examen. Pour l’UCI, cela passe par une multitude de questions. Qui sont les athlètes les plus susceptibles de se doper? Quelles sont les équipes du circuit professionnel qui ont eu des cas de dopage par le passé, du personnel traînant des casseroles, des athlètes qui ont déjà été suspendus? Rassembler ces infos permet de faire un plan de contrôle. C’est de cette manière que nous fonctionnons. 

- Avant de soulever les questions posées par le récent Tour de France, précisez-nous pour quelle(s) raison(s) le CIO a décidé de créer l’ITA. Est-ce pour pallier certaines déficiences des fédérations internationales ou de l’AMA? 
- L’AMA ne fait pas de contrôles mais elle en fixe le cadre. Elle détermine la liste des produits interdits, accrédite les laboratoires, promulgue le code antidopage et demande aux agences nationales antidopage et aux fédérations internationales de faire le travail sur le terrain. En adoptant son agenda 2020 en 2015, le CIO affirmait sa volonté de mieux protéger les athlètes propres et l’intégrité du sport, deux valeurs figurant dans nos statuts. De plus, il s’était rendu compte que le système antidopage basé sur les agences nationales pouvait générer des conflits d’intérêts perçus ou réels. Qu’il n’était peut-être pas stupide de penser que des fédérations puissent protéger leurs athlètes ou que des organisations, pour des raisons politiques ou de réputation, ne fassent pas le job comme elles le devraient. Et puis, est-il normal que les Suisses testent les Suisses, les Russes, les Russes, les Américains, les Américains, la FIFA, les footballeurs, l’UCI, les cyclistes, etc.? Tout cela a incité le CIO à créer l’ITA et il a été le premier à lui déléguer tout son programme antidopage. 

- Au bout du compte, les Suisses continuent à tester les Suisses, les Américains, les Américains, la FIFA, les footballeurs(-euses). Echec, donc…
- Il est vrai que les gouvernements n’ont pas voulu de ce modèle et les structures nationales ont été maintenues. Mais après seulement cinq ans d’existence, en plus du CIO, nous comptons une soixantaine de fédérations internationales affiliées sur environ 110 et 27 disciplines olympiques d’été sur 32. Et nous poursuivons notre travail auprès des autorités politiques en essayant de les convaincre qu’en mettant nos forces en commun nous serons plus efficaces. 

«Je n’ai aucun doute sur la volonté de l’UCI de traquer les tricheurs»

Benjamin Cohen

- Mais il y a la réalité du terrain. Ce printemps, tous les records des classiques ont été pulvérisés par les coureurs que l’on a baptisés «les six fantastiques». Lors du Tour de France, tout le monde a assisté aux performances qualifiées de surhumaines de Vingegaard et de Pogacar. Depuis quelques années, il y a visiblement un cyclisme à deux vitesses. Vous admettez qu’il y a un problème?
- L’ITA n’admettra jamais qu’il y a un problème sur la base d’une performance extraordinaire. Je pense que vous devriez vous aussi faire attention à ne pas tomber dans les discussions de café du Commerce, où l’on dit: «Mon Dieu, ils sont tous dopés.» On a eu un Roger Federer en Suisse qui a réussi des performances hors du commun, je n’ai jamais entendu quelqu’un dire: «Il est tellement au-dessus, est-ce qu’il est dopé?» 

- Ça n’a rien à voir avec le café du Commerce ou Federer. Ce sont juste des performances que personne ne peut expliquer, si ce n’est par les progrès du matériel ou de la diététique, comme on le faisait pour Armstrong et même Indurain à l’époque. Mais de quel poids pèsent ces arguments dans l’ascension du quatrième col de la journée après quinze jours de course?
- L’ITA ne peut pas céder aux sirènes de ces commentaires. Ce qu’on doit faire, c’est porter notre jugement sur la base de l’analyse antidopage. Donc les performances extraordinaires, quand elles arrivent, signifient mettre l’accent sur ces athlètes. Plus un athlète va performer et plus il va être à risque. De toute évidence, les athlètes dont vous parlez entrent dans notre liste d’athlètes à risque. On va les tester. Beaucoup. Je ne peux pas vous donner de chiffres, mais il arrive de tester un coureur deux fois dans la même journée.

- Combien de contrôles avez-vous réalisés sur le Tour de France?
- Plus de 600. Tests sanguins et urinaires confondus. Sans compter les tests de passeport biologique en amont. Aucun autre sport ne teste autant que le cyclisme. Par rapport à d’autres programmes que nous gérons, l’argent qui est mis par les familles du vélo, l’UCI, les organisateurs de courses, les équipes et les cyclistes eux-mêmes, c’est unique au monde. Des athlètes peuvent être testés dix fois en une semaine, cela n’arrive nulle part ailleurs. Après, ne croyez pas qu’on ne se demande pas si les athlètes ont peut-être des techniques qui leur permettent de contourner les contrôles. Pour cela, nous pouvons conserver les échantillons pendant dix ans, laps de temps où des progrès peuvent intervenir dans les méthodes d’analyse. Souvenez-vous des JO de Londres, en 2012. Huit ans plus tard, il y avait plus de 60 athlètes positifs qui étaient négatifs à l’époque. Alors quand j’entends que Vingegaard et Pogacar ont été exceptionnels, j’ai envie de dire: «Attendez, on le dira dans dix ans.» 

- N’est-ce pas une façon d’avouer une certaine impuissance? 
- Peut-être que des équipes ont des moyens que les laboratoires n’ont pas, des molécules, des techniques de dopage qu’on n’est pas capable de détecter ou qu’on détectera peut-être dans un ou trois ans. On dit toujours que nous, les gendarmes, avons un temps de retard sur les voleurs. Pour compenser ce handicap, nous devons être inventifs, créatifs, mobiles, arriver au bon moment. Pas toujours facile quand on nous oppose la protection des données, la sécurité informatique, etc. On ne peut pas envoyer d’e-mails à une police avec des noms d’athlètes si nous n’avons pas d’accords d’échanges avec elle, par exemple. Plein d’obstacles ralentissent notre travail et les tricheurs en profitent. Potentiellement, on peut saisir un téléphone, un ordinateur, les tickets de voyage d’un athlète qui aurait eu des déplacements suspects. Mais les gens qui disent «Ils sont tous dopés», à part souligner les performances exceptionnelles, n’apportent aucun élément.

- On ne dit pas qu’ils sont tous dopés, mais quand l’un des meilleurs rouleurs du monde rend 7 secondes au kilomètre à Vingegaard dans un contrela-montre, que ce dernier dit lui-même «Je croyais que mon compteur était cassé» et que tout ça passe comme une lettre à la poste, qu’on enregistre benoîtement ces performances, on a l’impression d’une certaine impuissance...
- Je veux bien aller dans votre sens. On remarque que c’est exceptionnel, et après? On ne peut pas juste dire: «C’est exceptionnel, c’est sûr, ils sont dopés.» On ne peut pas dire comme certains commentateurs: «Ils pédalent à tant de watts étalons, alors ils sont dopés.» Ça ne suffira pas à convaincre un procureur d’inculper un athlète ou de nous donner un mandat de perquisition. Entre la suspicion et amener un athlète devant un juge, le chemin est semé d’embûches. Si on ne peut pas démontrer le dopage par des contrôles, il faut le faire autrement. En investiguant, en parlant aux gens, aux athlètes. Les gens du peloton qui s’étonnent des performances de leurs concurrents, qu’ils viennent nous parler. S’il y a suspicion, il faut que les langues se délient. 

- Il n’y a jamais de délation?
- On a une plateforme qui s’appelle Reveal (révéler), sur laquelle toute la famille du vélo et du sport peut nous écrire d’une manière parfaitement anonyme et confidentielle. Nous obtenons quelques informations par ce biais. Si la performance exceptionnelle est le début de la pelote, alors on va tirer sur le fil jusqu’au bout. 

- Combien comptez-vous d’investigateurs?
- Dix. Dont cinq sont dédiés au cyclisme désormais. L’ITA évolue dans le cadre législatif suisse, qui fixe ses limites. Si on a une suspicion, on ne peut malheureusement pas entrer dans la chambre d’un athlète à 4 heures du matin. Pour pallier cette situation, nous avons proposé à l’UCI des changements réglementaires, qu’elle a acceptés. Elle peut désormais contraindre les athlètes ou officiels à fournir des informations à l’ITA dans le cadre d’investigations. En cas de suspicion, on peut aussi demander à obtenir le téléphone et l’ordinateur de l’athlète. L’année dernière, nous avons signé à Paris avec la gendarmerie nationale chargée de la santé publique une convention de partage d’informations et d’enquêtes. Idem avec les polices italienne, danoise, la Guardia Civil en Espagne. Les choses avancent aussi vite que nos moyens nous le permettent. 

- Où en êtes-vous en matière de détection des hormones de croissance, des corticoïdes, des transfusions sanguines autologues par exemple?
- Les deux premiers font partie du menu standard des labos, si je puis dire. Les transfusions, c’est plus compliqué. Les athlètes qui le font se réinjectent leur propre sang. C’est très difficile à détecter. On peut le faire grâce à un travail de longue haleine via le passeport biologique. Les combinaisons de micro-injections sont également compliquées à détecter si nous n’arrivons pas dans l’heure qui suit. Et les athlètes le savent. 

- Les équipes se préparent de plus en plus souvent dans des camps d’altitude, parfois dans un coin perdu, comme à Teide, à Tenerife, à 2150 mètres. Vous y allez aussi?
- Bien sûr. Mais ceux qui souhaitent tricher savent aussi que le déplacement d’un contrôleur peut prendre du temps. 

- Et qu’en est-il du dopage mécanique, ce qu’on appelle les «moteurs» dans les vélos?
- C’est l’UCI qui est chargée de ces contrôles.

Par Christian Rappaz publié le 27 août 2023 - 10:18