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Boxe féminine

Boxeuses jusqu’au bout des poings

Parent pauvre du sport suisse, victime de préjugés, la boxe anglaise suscite pourtant un engouement populaire croissant. Au cœur de ce phénomène, les femmes, qui ont longtemps été écartées du ring. Reportage immersif au-delà des clichés.

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Boxe féminine

A 17 ans, Olivia Blanc s’apprête à disputer son 31e combat – le deuxième en boxe anglaise – en parallèle du light-contact (les coups sont portés mais non appuyés) et du kickboxing qu’elle pratique. La gymnasienne fait partie des neuf poulains du Lausanne Boxing Institut à combattre au Championnat romand de boxe, à Vernier (GE).

GABRIEL MONNET

Il y a d’abord l’odeur. Celle de l’effort intense qui purge les corps de plusieurs litres d’eau. Puis il y a le claquement métronomique des cordes à sauter. Il entête, rythme, calme et canalise les esprits. Tels des pilotes automatiques, les visages rougis sautillent avec religiosité. Les regards se vident du quotidien. Les têtes entrent dans un état quasi méditatif propice aux efforts à venir. Pousser la porte du Lausanne Boxing Institut est une expérience d’abord sensorielle. Elle se révélera physique, thérapeutique et humaine, levant au passage tous les clichés et les a priori sur la pratique de la boxe anglaise.

Nous sommes le mercredi 18 mai. Dans la moiteur du club lausannois, la quinzaine d’amateurs débutants ou expérimentés boxent un instant dans le vide. Les regards se plongent dans le mur vitré, telle une introspection vers la quête du mouvement juste, allié à la puissance de frappe et sa vélocité. La boxe anglaise est avant tout une affaire d’abnégation. Une étape indispensable pour allier la force, la puissance, la vitesse et la réactivité. Olivia Blanc semble avoir atteint ce saint graal. A quelques mètres des sacs de frappe, ses jambes se déplacent comme si elles évoluaient sur des braises.

Olivia, boxeuse au Lausanne Boxing Institut

Tête, buste, taille, bras… Olivia Blanc répète inlassablement sa garde dans un enchaînement fluide quasi reptilien. Et puis, dans une expiration vive et sonore, le bras et le poing se déplient. Les droites partent comme des balles.

GABRIEL MONNET

Tête, buste, taille, bras… La gymnasienne de 17 ans répète inlassablement sa garde dans un enchaînement fluide quasi reptilien. Les gants vissés à la tête, telle une armure, ses bras sont repliés pour protéger «le triangle de la mort»: estomac, foie, rate. Et puis, dans une expiration vive et sonore, le bras et le poing se déplient. Les droites partent comme des balles. Nous sommes donc le 18 mai. Dans trois jours, Olivia disputera son 31e combat – le deuxième en boxe anglaise – en parallèle du light-contact (les coups sont portés mais non appuyés) et du kickboxing qu’elle pratique. La jeune femme fait partie des neuf poulains du Lausanne Boxing Institut qui combattent au Championnat romand de boxe, à Vernier (GE). Parmi eux, Mia Mury.

A 28 ans, Mia vient de quitter les rives lémaniques où elle a grandi pour le Plateau alémanique. Depuis trois semaines, celle qui fut championne suisse de kickboxing en 2018 officie dans la police cantonale de l’autre côté de la Sarine. Une journée de travail et deux heures de train plus tard, Mia est à Lausanne ce mercredi soir pour s’entraîner. Un sacrifice auquel elle tient. Adossée au cadre de la porte du club, elle noue machinalement ses bandes de protection aux poignets. Le regard est vide; le moral est bas. La veille, Mia a appris qu’elle ne pourra pas combattre au Championnat romand, faute d’adversaire dans sa catégorie de poids. Des mois d’entraînements, jusqu’à six fois par semaine avant les compétitions, pour rien.

La désillusion de Mia illustre la double peine vécue par de nombreuses boxeuses en Suisse. Celle d’abord de faire sa place dans un sport où les préjugés masculins sont encore tenaces. Celle encore de ne pas trouver une adversaire au poids, faute de candidates. Par conséquent, Mia et Olivia combattent deux fois moins que les boxeurs et s’entraînent souvent face à des hommes. Un état de fait inéquitable qui ne bouscule pas les deux championnes, même si Mia confesse «qu’une plus grande médiatisation de la boxe et de ses figures féminines aiderait à casser les préjugés tout en attirant les femmes». Le chemin est encore long, comme nous allons le constater au Championnat romand.

Samedi 21 mai, 8h30. Au Lausanne Boxing Institut, Olivia et les huit autres combattants passent à la pesée. La première d’une longue série. Elle est au poids, avec 700 grammes de marge. Alain Coppey, le cofondateur du club en 2012 avec Corinne Coppey Kauffman, l’autorise donc à boire 1 litre d’eau, pas plus. Si Olivia dépasse la barre fatidique des 60 kg lors de la pesée officielle, elle sera disqualifiée. Depuis dix jours, elle s’impose donc un régime alimentaire ascétique pour préparer le corps et l’esprit à l’intensité des combats. Trois fois trois minutes dans le ring jusqu’à l’épuisement. L’appréhension se lit dans les regards. La concentration aussi. Alain Coppey vérifie les licences et boucle le sac de soins. Puis direction Vernier.

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Olivia Blanc est au poids. Vient l’heure de la visite médicale. Contrôle neurologique, des os de la main et des poignets… «Bon combat», conclut le médecin.

GABRIEL MONNET

Il fait déjà très chaud. Convertie en ring, la salle du Lignon s’apprête à transpirer. Les combats n’auront lieu que dans cinq heures. Pourtant, la tension est maximale. Au sous-sol, une cinquantaine de combattants – dont dix femmes – s’agglutinent en sous-vêtements. Ils ont entre 17 et 39 ans. Toutes et tous attendent de très longues minutes leur tour à la pesée fatidique. On se jauge, on s’observe, on entre petit à petit dans la compétition. Le calme d’Olivia tranche avec la pression du moment. Avant de passer sur la balance officielle, un boxeur se pèse une dernière fois. Il est toujours trop lourd. Son coach l’envoie courir trente minutes pour perdre encore de l’eau.

Face au contrôle intraitable de la Fédération suisse de boxe, la délégation du Lausanne Boxing Institut est au poids. Vient l’heure de la visite médicale. Contrôle neurologique, des os de la main et des poignets… «Bon combat», conclut le médecin. Alain Coppey veille au grain. Les jours de compétition, l’ancien champion du monde de full-contact et ex-champion suisse de boxe «ne mange pas ou peu afin de rester en tension». Le coach du Lausanne Boxing Institut va jouer un rôle crucial dans la préparation physique et mentale de ses athlètes. La pression de la pesée retombe pour laisser la place au bruit des couvercles des tupperwares.

Une fois pesés, les combattants se ruent sur la nourriture afin de rassasier les estomacs qu’ils ont frustrés plusieurs jours. A l’extérieur de la salle, Olivia et ses coéquipiers s’installent à l’ombre «pour ne pas perdre trop d’eau». Les délégations romandes se tiennent à bonne distance les unes des autres, comme pour mieux se toiser. Un combat de boxe, c’est aussi une lutte psychologique. Commence alors une très longue attente dans la fournaise genevoise. Olivia n’a qu’un seul combat dans le ring. Neuf petites minutes dans l’arène qui exigent des années de préparation.

Dopée à la compétition, addict à l’endorphine, Olivia Blanc confesse «une nature énergétique» supérieure à la norme. Son père lui suggère les arts martiaux pour canaliser cette enfant qui ne tient plus en place. En 2017, à seulement 13 ans, l’adolescente pousse la porte du Lausanne Boxing Institut. Aux cours de kickboxing et de boxe anglaise, elle s’entraîne «jusqu’à l’épuisement. C’est un sport extrêmement complet qui exige de tout donner. Il faut la force, la tête, l’agilité, la vitesse et le souffle.» Aujourd’hui, elle s’entraîne sept à neuf fois, cinq jours par semaine.

Face à la majorité d’hommes, elle «se sent totalement acceptée» et tente, à son échelle, de lever des idées préconçues sur son sport: «On se tape, certes, mais on le fait dans le respect de l’adversaire. C’est d’ailleurs une valeur fondamentale de la boxe. C’est important que les parents le sachent pour qu’ils fassent essayer des sports de combat à leurs enfants.» Dès ses débuts, Olivia montre un fort potentiel, ce qui décide Alain Coppey d’appuyer sa candidature au Gymnase Auguste Piccard dévolu aux sportifs. Elle y suit désormais un cursus sport-études. L’année prochaine, ce sera la maturité et l’heure du choix entre une carrière sportive et un métier.

Victime de ses préjugés et de son invisibilité médiatique, la boxe est le parent pauvre du sport suisse. La boxe féminine suscite encore moins d’intérêt. «Les athlètes savent que ça va être compliqué de conjuguer la compétition et un métier, insiste Alain Coppey. On ne gagne pas sa vie avec la boxe.» La route d’Olivia est prometteuse, mais encore longue. «Elle va devoir faire sa place chez les adultes. On pourra ensuite envisager une place en équipe nationale et des participations aux Championnats d’Europe et du monde, détaille le coach. Ensuite, on la passe en pro. Je vais devoir alors gérer sa carrière, la faire connaître pour qu’elle soit invitée dans des galas prestigieux à l’étranger. Et là, Olivia pourra espérer de bonnes primes de match.» La jeune femme a déjà tout décidé. Elle sera pilote tout en continuant le sport de haut niveau.

11h30. L’ordinateur de la Fédération suisse de boxe désigne les adversaires. Dans ce tirage au sort où l’on note une certaine nervosité entre les entraîneurs, Olivia sort face à un homme. Le président de la fédération ne remarque rien, puis commente dans un français approximatif teinté d’un fort accent suisse-allemand: «De nos jours, on ne sait plus qui est homme ou femme.» Rire gras. Puis il manque de tirer au sort les combattantes, comme un aveu de son mépris pour la boxe féminine. Dehors, Olivia va devoir patienter jusque vers 17h avant de monter dans le ring. Elle est impassible, concentrée, répétant inlassablement les gestes. Les autres membres du club viennent en soutien.

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La boxe exige la force, la tête, l’agilité, la vitesse et le souffle. Afin de réunir le tout, Olivia Blanc s’entraîne entre sept et neuf fois, cinq jours par semaine.

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Les 22 combats s’enchaînent tout l’après-midi dans une chaleur tropicale. La salle est chauffée à blanc. Dans sa tenue de boxe rouge, Olivia est complètement hermétique à la frénésie du monde extérieur. Elle maintient le seul canal de communication avec Alain Coppey et Vannès Klinger. L’ex-compétitrice de boxe, de kickboxing et coach masse énergiquement Olivia. «Ces bras vont gagner, lui glisse-t-elle avec bienveillance. Ça va bien se passer.» La boxeuse écoute attentivement. Elle refait mentalement ses entraînements. «Le rapport au ring reste très personnel d’un athlète à l’autre, chuchote Vannès. Mais ça reste toujours un moment impressionnant. Il faut beaucoup de courage pour y entrer.»

Les coachs du club font bloc autour d’Olivia. Une zone tampon pour la protéger du stress de l’échéance. Un dernier tête à-tête avant d’entrer dans l’arène. Alain Coppey lui tartine les arcades sourcilières, le nez et le menton de vaseline pour que les coups glissent, il contrôle son protège-dents et la casque. Il est 17h10. La cloche du ring sonne. Olivia maintient son adversaire à distance puis l’assomme de gauches, de droites, d’uppercuts et de crochets. Elle ne lui laisse aucun répit. Puis triomphe. «C’était un combat intelligent de part et d’autre. J’ai eu beaucoup de plaisir», glisse-t-elle, euphorique.

La joie sera de courte durée. Le mental d’Olivia doit déjà se préparer à l’échéance du lendemain, la finale. Après une nuit à vomir à la suite d’une intoxication alimentaire, Olivia retrouve sa forme. Mia a traversé la Suisse pour elle. Une présence et un soutien salutaires. Car à 15h12, ce dimanche 22 mai, c’est le bras gauche d’Olivia qui s’est levé dans le ring au Championnat romand de boxe. 

Par Mehdi Atmani publié le 21 juillet 2022 - 08:17