- Le 29 septembre, on vous a vu en larmes. Pourquoi l’émotion vous a-t-elle submergé en quittant le parlement?
- Christian Lüscher: Une fois la séance levée, j’ai fait ma serviette et je suis sorti. La présence des caméras a été le détonateur de mon lâcher-prise. Ça m’a saisi. Je savais qu’il serait impossible de ne pas pleurer. Je l’assume, ça ne me pose pas de problème. Mon aventure bernoise a été une grande histoire d’amour. Du premier au dernier jour, pendant seize ans, en entrant au Palais fédéral, je me suis dit: «Quel privilège d’être là! Quelle chance d’être élu!» Si ça ne vous prend pas aux tripes, il ne faut pas être élu à Berne. Je le dis à tous les nouveaux.
- Après ça, comment débriefe-t-on humainement?
- En deux temps. Par un magnifique repas à midi au restaurant de l’Hôtel de Ville à Crissier, chez Giovannini. Franck est un ami. Je me suis fait plaisir avec huit élus et anciens élus. Ensuite, j’ai passé la soirée en famille. C’était très émotionnel. A la maison, je me suis un peu lâché de nouveau...
- Des larmes?
- Oui. Ma famille m’a toujours soutenu. C’est mon havre de paix. Marie, ma femme, m’a connu avocat et conseiller national. Nous sommes ensemble depuis 2009. Cela fait quatorze ans depuis le 10 octobre. Les sessions annuelles ont fait partie de notre existence. Pour elle, c’est aussi la fin d’un certain rythme de vie.
- Cet arrêt volontaire vous a-t-il soulagé ou ressentez-vous la peur du vide?
- Pour moi, c’est l’équivalent d’un Exit en politique. Il y a le moment de la décision et celui de l’acte. Il y a quatre ans, j’ai décidé volontairement de mourir politiquement. Mais le jour où vous prenez la pilule est très particulier. Toutes les émotions vécues en seize ans surgissent et se mélangent. Et quand tout s’arrête, c’est le vide.
- Mme Lüscher voit-elle revenir son mari, infatigable comme le lapin de la pub Duracell, avec appréhension?
- J’ai ce côté un peu envahissant, bruyant. Quand je suis là, j’aime bien qu’on le sache. Ce n’est pas toujours facile à vivre. A la maison, ma femme me dit: «Tu ne peux pas arrêter de chanter?» C’est vrai, c’est insupportable. Je lui dis: «Pardon, je ne m’en rendais même pas compte...»
- Vous chantez quoi?
- Tout seul, au salon, je mets un bon vieux Dire Straits, «Brothers in Arms». Et je suis ému, je pleure comme une madeleine. Je pleure de joie.
- Quand on est un homme de convictions aux idées tranchées et claires, peut-on cesser du jour au lendemain d’être un politique?
- Dans ma vie quotidienne, j’essaie d’être un libéral progressiste. A l’étude, à Genève, nous sommes 70. Je suis le premier à dire que les prochains associés doivent être des femmes. Chez nous, elles gagnent le même salaire qu’un homme au centime près. C’est un peu de la politique. Une politique commerciale interne inscrite dans la réalité de la vie sociale. Et puis, à Berne, d’autres que moi vont poursuivre la mise en œuvre de mes idées. Je l’ai fait avec mes prédécesseurs, les nouveaux élus PLR feront pareil. Il y a une continuité, c’est rassurant.
- On vit des bouleversements planétaires profonds. Vous demandez-vous parfois si vos idées sont encore en phase avec le monde d’aujourd’hui?
- Au niveau sociétal, j’ai beaucoup évolué. En 2007, après mon élection, si vous m’aviez dit que je voterais les yeux fermés le mariage pour tous, je ne vous aurais pas cru. La société n’était pas prête. Elle a énormément changé et un élu reflète dans la législation les idées dont elle accouche. Mieux vaut un enfant avec deux papas ou deux mamans dans un cadre harmonieux plutôt qu’un père et une mère qui s’écharpent. A ce sujet, je suis devenu plus libéral et moins conservateur.
- Et au niveau économique?
- Les bases sont les mêmes. Karine Keller-Sutter et le Conseil fédéral ont fait ce qu’il fallait avec Credit Suisse. En revanche, et je l’avais dit pour UBS en 2008, les responsables de ces débâcles doivent être poursuivis. Il faut les ruiner! Le libéralisme consiste à prendre des risques. Vous les prenez pour vous et, si vous vous cassez la figure, vous les assumez. Eux n’ont jamais pris le moindre risque pour eux-mêmes. Ils n’ont songé qu’à se goinfrer.
- Comment allez-vous gérer votre agenda, désormais?
- Je serai à 100% à l’étude. Je vais consacrer plus de temps à ma famille. La pièce de théâtre dans laquelle je joue, «Silence on tourne!», va meubler mon automne et, en avril prochain, je participerai pour la première fois à la Patrouille des glaciers avec Jacques Bourgeois et Hugues Hiltpold.
- Votre côté hyperactif, vous le devez à vos parents?
- Ils m’ont donné un trésor: la santé. A cela j’ajoute la joie de vivre. Je ne peux pas faire semblant de ne pas être heureux dans la vie. Je suis positif, content de parler aux autres, j’ai l’amitié facile.
- Votre père était avocat et votre mère a été active en politique.
- Mon père a fait une belle carrière à la tête du service juridique chez Pictet et c’était l’un des meilleurs pianistes de jazz de Suisse. Il était discret, très émotif, pleurait très facilement et se faisait gronder par ma mère parce qu’aux yeux de cette génération-là un homme ne devait pas pleurer. Les deux étaient issus de milieux modestes. Ma mère a été enseignante. Quand elle nous a eus – j’ai une grande et une petite sœur –, comme j’étais particulièrement infernal, paraît-il, elle a arrêté de travailler. Par la suite, elle est devenue conseillère municipale à Troinex, députée au Grand Conseil et maire de Troinex. J’ai aussi été conseiller municipal à Troinex et député au Grand Conseil, puis élu à Berne.
- Vous avez aussi la fibre artistique.
- J’ai étudié la clarinette au Conservatoire, j’ai fait du jazz. J’ai le dessein de m’y remettre. J’ai beaucoup chanté sur scène dans la revue de l’Ordre des avocats et celle du Parti libéral, assez courue parce que nous étions épouvantables avec nous-mêmes. Contrairement à la gauche qui n’a pas cette faculté d’autodérision.
- Pierre Naftule, emporté par la maladie de Charcot en mars 2022, vous avait mis en scène.
- Oui, dans «Onze petits nègres» puis dans «Le bossu», avec Joseph Gorgoni. Le sort de Pierre nous rappelle que chaque matin, si on se réveille en bonne santé, c’est une bénédiction. Quand on ne l’est pas, c’est une chance de pouvoir être entouré de gens qui vous aiment. Son épouse, Maï, a tout fait pour lui. Elle été la femme la plus exceptionnelle que j’ai vue de ma vie.
- Vos jumelles Léa et Elise sont nées grandes prématurées. Comment l’avez-vous vécu?
- Dans le déni. Ma femme a eu ce qu’on appelle le syndrome transfuseur-transfusé. Dans l’enveloppe placentaire, l’échange de sang n’est pas égal, l’un des enfants absorbe le sang de l’autre. Il fallait intervenir sinon on risquait de les perdre toutes les deux. Marie a été opérée in utero à l’Inselspital à Berne. Les chirurgiens ont coupé au laser des liaisons sanguines entre les fœtus. C’était assez risqué, du 50/50. Mon épouse s’est rendue à Berne en voiture, je suis allé la chercher le lendemain. D’une certaine façon, Dieu merci, je ne mesurais pas la gravité de la situation. Cela m’a permis de conserver un peu de légèreté. Peut-être en avait-elle besoin.
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- Que s’est-il passé ensuite?
- Marie a été hospitalisée deux mois sans bouger. Chaque jour qui passait rendait les poumons des petites un peu plus viables. Un matin, le professeur a déclaré: «Ça devient périlleux pour leur vie de rester dans votre ventre.» Elles ont fait deux mois en couveuse. Il a été décidé que je n’assisterais pas à l’accouchement par césarienne.
- Pourquoi?
- Vous aviez un professeur, deux médecins, quatre sages-femmes. Les couveuses étaient prêtes avec des feuilles en alu. (En aparté.) On avait l’impression qu’on allait cuisiner une sole en papillote. On m’a dit: «Toi, franchement, tu ne sers à rien. Tu gênes plus qu’autre chose.» Estelle, l’aînée de ma femme, l’a assistée. Elle avait plus besoin d’elle que de moi. J’étais l’élément perturbateur, sa fille l’élément apaisant. J’ai occupé mon esprit en regardant Servette-Bâle. Servette a perdu 1-0.
- Comment s’est passée la naissance?
- Elles sont nées à 27 semaines. Elles ne mesuraient pas plus que l’écartement entre mon pouce et mon index et ne pesaient même pas 1 kilo. L’une d’elles a été intubée la première nuit, sans quoi elle n’aurait pas survécu.
- Vous vous êtes relayés aux soins intensifs?
- Ma femme allait beaucoup à l’hôpital, sa fille aussi. Mes deux fils souvent. Moi également. Une fois rentrées à la maison, ça a été rock’n’roll. Il fallait les nourrir toutes les deux ou trois heures.
- A quel âge leur avez-vous expliqué les circonstances de leur naissance?
- Vers 7 ou 8 ans. Ce sont des jumelles monozygotes. Elles se ressemblent beaucoup et nous disent: «Vous savez, les parents, on vous aime, mais on vous aimera jamais autant qu’on s’aime toutes les deux.»
- On dit que les jumeaux développent leur propre langage.
- Pas elles, mais c’est un peu une organisation criminelle mine de rien. (Amusé.) Quand elles font des bêtises, elles les font ensemble et elles se couvrent.
- Elles tiennent de qui?
- Si elles sont vivantes, c’est parce qu’elles ont la force de caractère de leur mère. De moi, elles ont hérité d’un esprit un peu espiègle.
- Cette naissance a été un bouleversement pour vous.
- L’arrivée de mes fils, Loïc et Romain (34 et 31 ans aujourd’hui, ndlr), a complètement révolutionné ma vie dans un autre registre. En 2008, après ma séparation, j’avais acheté un appartement. Je vivais avec eux, j’avais ma chambre, mon dressing et les garçons leur espace. Je me suis dit: «C’est là que je vais finir mes jours.» Je n’avais jamais envisagé d’avoir une nouvelle famille. Quand elle est arrivée, il a fallu revoir les plans. Grâce à ça, je suis encore plus heureux qu’avant, si c’est possible. Nous habitons au bord du lac depuis un peu plus de cinq ans. Le matin au réveil, la vue ressemble à un tableau de Ferdinand Hodler. C’est l’émerveillement.
- Beaucoup de gens l’ignorent, mais vous êtes grand-père.
- Mes petits-enfants, Mathilde et Oscar, ont 5 et 3 ans. Je les adore. Un jour, Loïc m’a demandé: «Tu souhaiterais qu’ils t’appellent comment?» J’avais le choix entre pépé, papy et grand-papa. Au début, j’avais du mal à accepter de basculer dans quelque chose qui avait une connotation «vieille». Désormais, ma petite-fille m’appelle grand-papa, la fille d’Estelle, Ella-Rose, apprend à le faire, et tout ce qui compte, c’est notre relation.
- Dès le 9 novembre, vous jouerez dans «Silence on tourne!» au Théâtre de l’Espérance, qui fête ses 75 ans. Qui incarnez-vous?
- Je joue un rôle dont j’ai pensé qu’il était fait sur mesure pour moi. Le personnage croit qu’il écrase les autres, qu’on ne voit que lui et ça lui pose un problème. En réalité, personne ne le voit. Tout le monde me cherche partout et je dis: «Je suis là!» Il se prend pour un grand acteur qu’on a foutu dehors parce qu’il avait fait de l’ombre à Depardieu. En fait, ce pauvre mec n’a jamais fait de l’ombre à personne.
- Qu’est-ce qui vous attire sur scène?
- Là, en l’occurrence, la pièce de Patrick Haudecoeur et Gérald Sibleyras, qui avaient triomphé dans «Thé à la menthe ou t’es citron?», est géniale. Au théâtre comme ailleurs, je trouve sain et nécessaire de sortir de ma zone de confort. J’aime le challenge. Mais avant d’entrer en scène, je me dis parfois: «Mais qu’est-ce que je fais là?» J’ai envie de disparaître.
- Pourtant, vous cherchez la lumière...
- Je me montre. Caché derrière un personnage, certes, mais je me jette sur une scène devant un public. Dans la vie, si vous ne faites que ce que vous savez faire, que vous vous la pétez en politique, que vous êtes un avocat un peu connu, votre esprit et votre corps se fanent. Face aux éléments naturels auxquels je me confronte, en montagne comme en plongée à -30 mètres, aussi étonnant que cela puisse paraître, j’aime éprouver une forme d’humilité et ça me rend heureux.
- Y aurait-t-il un malentendu Lüscher?
- Je suis comme je suis. Les gens qui me trouvent arrogant révisent souvent leur jugement. Je suis peut-être naturellement trop à l’aise. Au début, mes adversaires politiques ont eu une image de moi probablement fausse d’avocat bling-bling; ça m’a un peu dérangé. Je me suis dit: «Christian, c’est toi qui donnes cette image. Soit tu changes celui que tu es, soit tu vis avec.» Et j’ai vécu avec. Je me suis super bien entendu avec les femmes de gauche, comme Géraldine Savary ou Adèle Thorens. La première fois qu’elles m’ont vu, elles étaient sur leurs pattes arrière. Après un repas, leurs a priori se sont dissipés.
- Cette image, vous ne la bridez pas.
- Il y a peut-être une image qu’on donne de moi à laquelle je participe. On se dit: «Qu’est-ce que c’est que ce mec? Il va nous agresser, nous faire le coup de la grande gueule, du Genevois de droite...» Ils découvrent l’homme après coup. Je suis comme je suis, voilà tout. Je ne changerai pas.
- En vous démultipliant, cherchez-vous à ajouter du temps au temps?
- J’aurai 60 ans le 6 décembre. Le temps est compté. Le jour où on viendra planter le dernier clou sur mon cercueil, je veux pouvoir me dire: «J’ai eu une vie magnifique.» J’aurai accompli à peu près tout ce que j’avais à faire. A l’heure de mon dernier souffle, je n’aurai aucun regret.
- Vous semblez imperturbable.
- Il y a chez moi de l’angoisse existentielle. Tout ce que je fais maintenant, je ne pourrai plus le faire un jour. J’ai le réflexe de dire oui tout de suite, même si ça m’a joué des tours. J’ai accepté la présidence du FC Servette en une demi-heure et je suis celui qui a déposé le bilan. Ça m’a valu une détestation féroce. Beaucoup ont considéré que j’avais mal fait, sans même savoir ce que j’avais fait. J’ai consacré un temps de dingue à ce club. Et si c’était à refaire, je le referais sans hésiter.
- Quelle activité vous apaise?
- La plongée m’est nécessaire, elle participe à mon équilibre psychique. Ça devrait être remboursé par les assurances maladie. On prend conscience que, sur cette planète, on est tolérés. Au milieu d’une centaine de requins, on ressent forcément un peu d’angoisse. A priori, ils ne vont rien vous faire, mais on ne va pas leur expliquer dans quel sens tourner.
>> Retrouvez «Silence on tourne!» au Théâtre de l’Espérance, rue de la Chapelle 8, Genève, du 9 au 25 novembre. Location dès le 10 octobre.
Billetterie: www.theatre-esperance.ch