En 2020, les humoristes romands ne se sont pas croisés dans les coulisses de Morges-sous-rire ou lors du gala du Montreux Comedy Club. Entre «collègues du rire», ils n’ont pas non plus eu l’occasion de trinquer dans un bar au hasard d’une rencontre.
Alors, quand L’illustré décide de rassembler une partie d’entre eux pour un shooting photo «covid-friendly» – la première photo de cet article est un montage, ils étaient en petits groupes –, les blagues ricochent sur les murs du D! Club à Lausanne.
Après plusieurs mois de fermeture, le patron des lieux ne boude pas son plaisir de voir l’espace animé par, tour à tour, Yann Marguet, Vincent Veillon et Vincent Kucholl, Thomas Wiesel, Yoann Provenzano, Blaise Bersinger, Bruno Peki, Charles Nouveau, Thibaud Agoston, Simon Romang et Cinzia Cattaneo. Recouverte d’une bâche noire, la boule à facettes trône par terre, histoire de rappeler que l’heure n’est pas tout à fait à la fête… pour le monde de la culture ou pour le reste de la population.
Cet hiver, les Suisses n’ont pas le moral, ce n’est pas un scoop. La Main tendue voit le nombre d’appels reçus augmenter et la croissance des cas de dépression sévère à l’aube de la deuxième vague a été exponentielle: 18% de Suisses étaient concernés en novembre, selon une étude de l’Université de Bâle. Pour combattre cette morosité ambiante, reste l’humour. Heureusement, notre pays jouit d’un terreau fertile de comiques, tous styles confondus. Depuis le début de la crise, ces professionnels du rire sont omniprésents dans les médias et sur les réseaux sociaux. Leurs interventions nous ont divertis mais aussi sensibilisés – on se souvient de leur vidéo qui nous apprenait les gestes barrières quand tout a commencé.
Bien plus que des as de l’amusement, les humoristes sont aussi de fins critiques de la société. Certains analysent les décisions politiques avec dérision, d’autres jouent les influenceurs décalés. Une poignée d’entre eux philosophe avec ironie sur notre quotidien pendant que l’autre milite avec sarcasme. Les comiques sont-ils finalement les seuls à même de préserver notre santé mentale? «Non! Nous ne sommes ni des héros ni des gourous», répondent-ils en chœur en toute modestie. Le directeur du Jokers Comedy, Sébastien Corthésy, estime quant à lui qu’ils contribuent à leur façon au bien-être de la société. «Ce sont des mini-bouts de pansement.»
Pour le roi de l’absurde Blaise Bersinger, la réactivité des humoristes était surtout un réflexe professionnel, doublé d’un sens du devoir. «Comment fait-on pour rester marrants? La vérité, c’est que, au début, on n’a pas eu le temps d’encaisser la réalité, car on s’est directement plongés dans le travail», raconte celui qui est l’une des têtes d’affiche de Confinage: une revue romande, dont la tournée ne cesse d’être repoussée. Au fil des semaines, comme ses collègues, il endosse un rôle plus activiste. «On a l’air maintenant d’être politisés. Quand tu partages un projet, les gens pensent que tu t’engages contre la fermeture imposée. Mais je ne me bats pas pour autoriser les rassemblements!»
«Personnellement, je ne cherche ni à convaincre ni à faire de la velléité», poursuit Yann Marguet. Pour le chroniqueur de Matin Musique sur Couleur 3 – qui décortique avec brio les verbes dans les pages de L’illustré –, son avis ne compte pas plus que celui d’un autre citoyen. Il rappelle par contre l’importance d’écouter les experts. «Que les vaches soient bien gardées! Les journalistes font du journalisme, les spécialistes restent spécialistes. Notre rôle, c’est de faire marrer les gens.»
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Avec le recul, Vincent Kucholl – avec son émission 52 minutes qu’il partage avec Vincent Veillon sur la RTS – admet qu’ils étaient quand même un peu plus «attendus». «Pour la simple et bonne raison qu’il y a eu un assèchement de l’offre. Pour se changer les idées, les Suisses ont donc allumé leur téléviseur ou alors scrollé sur Instagram et Facebook.» Privés de scène, les humoristes ont naturellement développé leur présence sur ces plateformes, souvent par nécessité.
C’est le cas des nouveaux venus, Cinzia Cattaneo et Thibaud Agoston, qui préféreraient en toute honnêteté retrouver le chemin des théâtres. Mais pour continuer de nous faire sourire par les temps qui courent, toutes et tous sont restés actifs. Sébastien Corthésy rappelle que, malgré leur visibilité, ils souffrent aussi de la situation actuelle.
«Pour vous donner un ordre d’idée, leurs revenus proviennent à 60% d’événements privés, 30% de spectacles et 10% de leurs mandats dans les médias. Faites le calcul, sachant que tout est annulé depuis des mois! On se bat pour défendre l’intégrité du corps de métier.» Prenez Thomas Wiesel, qui a conquis plus de 115 000 Romands et Romandes sur Instagram avec ses mèmes (images, textes, vidéos massivement repris et détournés sur internet pour créer le buzz). Corrosif, il décrypte les conférences de presse des autorités. Son succès digital n’a pas empêché l’artiste de voir ses rentrées d’argent fondre. «J’ai reçu beaucoup de messages de soutien, donc, au moins, j’ai eu la sensation de ne pas être totalement inutile. Mais financièrement, j’ai dû opter pour un plan B, C et même D.» Blaise Bersinger souligne, lui, le paradoxe autour du débat «essentiel/non essentiel» qui colle à la peau des acteurs et actrices culturels. «On nous dit: «Heureusement que vous êtes là pour nous faire rigoler», mais, par contre, les politiciens ont mis 360 séances avant de parler de nous», grince-t-il.
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Thomas Wiesel ajoute: «En ce moment, pratiquer notre profession est une activité semée d’embûches, alors que c’est là où nous sommes le plus nécessaires.» Traverser une crise sanitaire sans humour, est-ce envisageable? «Inimaginable, car on a besoin d’expier, de décharger la pression», répond Vincent Kucholl.
Productifs durant ces longs mois pandémiques, certains posent aujourd’hui les limites de leur rôle de «joyeux luron». «Il faut lâcher prise et se dire que c’est normal de ne pas avoir de fulgurances créatives», admet Blaise Bersinger. Un croissant et un thé baptisé «Joie de vivre» plus tard, ils profitent des dernières minutes ensemble dans la boîte de nuit lausannoise pour de petites mises à jour sur leurs projets. Alors qu’ils nous font pouffer de rire en cette période déprimante, on sait hélas qu’il faudra encore patienter avant de les retrouver dans leur environnement de prédilection: sur scène.
L’importance de rire en temps de crise
Le rire s’étudie aujourd’hui sous toutes les coutures. Alors qu’Andrea Samson, professeure en psychologie à l'Unidistance et en pédagogie curative à l’Université de Fribourg, analyse les bienfaits de l’humour sur la régulation des émotions, Alice Bottarelli, doctorante à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, traverse, elle, l’histoire de la littérature humoristique en Suisse romande depuis 1945.
Cette dernière observe que les comiques ont toujours été très présents pendant les moments d’extrême incertitude, et ce à travers toutes les époques: durant la Seconde Guerre mondiale, par exemple, le poète militant Jean Villard dit Gilles dénonçait en chanson «des faits qu’il n’était possible d’expliciter publiquement qu’à travers le prisme de l’humour». Lors des différents scandales autour de l’identité suisse dans les années 1970 à 1990, comme l’affaire des fiches ou celle des fonds en déshérence, l’humour permettait de tourner en dérision l’humiliation autour du statut de notre pays. «C’était un moyen de faire face et de refuser le déni.» Quant à la crise sanitaire actuelle, les artistes satiriques osent critiquer les paradoxes des injonctions du gouvernement.
Mais pourquoi a-t-on autant besoin de se marrer? Le rire soude les communautés. «L’humour est valorisé en temps de crise, car il crée des liens sociaux et permet une prise de distance, un détachement avec la situation.» Il génère aussi un bien-être mental. Alice Bottarelli mentionne Freud, qui parlait de libération des pulsions, d’évacuation des tensions psychiques. «Dans sa théorie, tu te décharges physiquement avec le rire. Le double sens court-circuite la pensée logique. Au lieu d’un long raisonnement fastidieux, il y a une euphorie, une explosion des sens.»
Les bienfaits du rire sur notre santé ne s’arrêtent pas là, selon Andrea Samson. «Le rire permet une vie neurochimique importante et offre à l’humain la capacité de voir du positif dans l’absurdité des événements. C’est une excellente stratégie de régulation des émotions à long terme.» En résumé, rigoler réduit les émotions négatives et nous permet de mieux gérer le stress du quotidien. Mais ce qui est plus surprenant, c’est que l’humour augmente le seuil de résistance à la douleur physique. Comment? Grâce à la libération d’opioïdes endogènes, dont font partie les endorphines, les fameuses hormones du bonheur.
• Couronné en 2020, à 23 ans, par le Prix SSA de la relève de l’humour, Thibaud Agoston est résident au Caustic Comedy Club à Carouge. Bonne nouvelle, le chroniqueur de Couleur 3 vient d’annoncer qu’il allait présenter un nouveau spectacle.
• Pendant le premier confinement, Simon Romang était l’animateur du programme sportif et ludique «On se bouge!» sur la RTS. En mars 2021, il comptait jouer son seul en scène «Charrette!», mais les récentes annonces gèlent toutes les dates.
• Avec la Nouvelle Revue de Lausanne, Blaise Bersinger a mijoté «Confinage: une revue romande», qui attend la réouverture des théâtres pour tourner dans tous les cantons. A presque 30 ans, le Lausannois a été auréolé du titre d’humoriste vaudois de 2020.
• Seule artiste féminine à avoir gagné le concours Scène ouverte de Morges-sous-rire, Cinzia Cattaneo peaufine son prochain stand-up et a collaboré avec d’autres comiques pour des capsules à la RTS. Dans un paysage humoristique très masculin, la Genevoise de 24 ans détonne.
• Depuis septembre, avec l’émission hebdomadaire «52 minutes» sur la RTS, Vincent Kucholl ravit (comme toujours) les téléspectateurs avec sa panoplie de personnages hauts en couleur qui décryptent la politique et l’actualité en Suisse.
• Toujours à l’écran dans l’émission «52 minutes», Vincent Veillon devait partager, dès janvier,
la scène avec le musicien Christophe Auer, dans le spectacle «La meilleure chanson de tous les temps». A suivre.
• Entre la série web «Bon ben voilà» (avec son acolyte Blaise Bersinger), ses karaokés délirants dans «Matin Musique» sur Couleur 3 et ses chroniques dans L’illustré, Yann Marguet bûche. La fin de sa tournée à succès d’«Exister, définition» accumule les reports et annulations.
• Gagnant du dernier concours Scène ouverte de Morges- sous-rire, Bruno Peki est actif sur Couleur 3 et sur le média numérique Tataki. A seulement 21 ans, le Genevois a conquis la profession avec son premier spectacle, «Innocent».
• La tournée de «Ça va», dernière création de Thomas Wiesel, devait traverser la Suisse et la France, avec des dates prévues notamment au Bataclan à Paris. En stand-by, le Lausannois cartonne sur les réseaux sociaux avec ses posts sur les conférences de presse du gouvernement.
• Avec sa chronique «Cocorico» sur Couleur 3, Charles Nouveau, le plus «Frenchie» des Nyonnais, ne passe pas inaperçu. A 30 ans, il est déjà passé au micro de France Inter tout en jouant son show «Joie de vivre» sur les scènes suisses et parisiennes.
• Bientôt sur les planches en mode digital au Caustic Comedy Club de Carouge, le Veveysan Yoann Provenzano a, en 2020, animé le jeu télévisé «Cash» de la RTS et l’émission «En attendant la gloire» sur Couleur 3. Il devrait tourner son one man show «Vie».