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Société

Fausses couches: «Pourquoi mon corps ne m’a-t-il pas prévenue?»

La société ne fait pas grand-chose pour aider une femme à affronter le deuil d’un enfant qu’on n’a pas connu. La journaliste Cléa Favre a tenu un journal d’une survie après deux fausses couches. C’est fort, bousculant, documenté. Rencontre.

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Cléa Favre

Cléa Favre, journaliste, signe un roman largement autobiographique qui évoque ses deux fausses couches. Un drame encore largement méconnu et tabou qui touche une femme sur quatre en Suisse.

Amélie Blanc
Patrick Baumann

Ses mots claquent, bousculent, interpellent dès la première page de cet incroyable roman graphique qui décortique de l’intérieur la souffrance mais aussi les enjeux, les failles du système quand une femme perd un enfant avant les treize premières semaines de grossesse. «Je suis en colère.» «C’est pour ça que vous êtes là. Pour absorber ma haine avant qu’elle m’avale et que je disparaisse pour de bon», écrit d’emblée Cléa Favre. Avec deux dessins d’elle qui illustrent cette humeur noire. Juste un peu de rose dans sa veste pour atténuer le propos. C’est Kalina Anguelova, son ex-collègue et amie, qui illustre brillamment le roman. Avec un zeste d’humour et de poésie pour équilibrer la dureté du récit de ce «Journal d’une survie post-fausses couches».

C’est la première fois que Cléa Favre, 35 ans, journaliste économique à la RTS, abandonne les indices boursiers ou la péréquation intercantonale pour parler d’elle, de ses deux fausses couches précoces, de ses embryons qui ne sont pas devenus des bébés mais resteront à jamais, comme elle l’écrit, «une partie de moi». Un livre coup de tonnerre mais non dénué d’humour aussi pour éveiller les consciences afin qu’on ne dise plus jamais à une femme qui se retrouve le ventre vide après la perte de son bébé: «Ce sera pour la prochaine fois.» «Je déteste ce mot «fausse couche», avertit Cléa à la terrasse de ce café lausannois où on la rencontre. «Qu’est-ce qu’il y a de faux là-dedans? C’est une vraie douleur, un vrai deuil, même s’il est particulier, on pleure quelqu’un qu’on n’a pas connu.» D’habitude, c’est elle qui fait parler les autres, mais l’envie d’aider, de donner des pistes de réflexion ont pris le dessus sur sa réserve naturelle. Le phénomène touche une femme sur quatre en Suisse et dans le reste du monde. «J’étais la première à avoir des idées préconçues sur la fausse couche, je croyais que ça se passait comme au cinéma, on voit une femme qui saigne, qui se rend à l’hôpital, et qui sort quelques heures plus tard et tout est terminé. La réalité est tellement différente!»

Nous sommes en 2019. Cléa en est à sa onzième semaine de grossesse et se rend à une échographie de contrôle. La vision d’une poche noire sur l’écran. Le gynécologue qui annonce que la croissance du fœtus s’est arrêtée après six semaines et deux jours. Elle évoque dans ce livre écrit sans filtre ce corps qui l’a trahie, qui aurait pu la prévenir qu’elle portait depuis des semaines dans son ventre un «mini-zombie tout sec». Page 9: «Les nausées, la fatigue, les seins lourds… Qu’est-ce qu’ils foutaient encore là? Pourquoi mon corps ne m’a pas prévenue? Pas de saignement. Pas de fièvre. Pourquoi ce silence? Pourquoi m’avoir entretenue dans cette folie?»

Elle ne renoncera pas à son départ en vacances avec son compagnon le lendemain pour l’île Maurice. Choisit de prendre un médicament pour favoriser l’expulsion de l’embryon. Sans imaginer que ça va être si douloureux et long «avec des crampes à vouloir mourir sur le carrelage des chiottes». On croit parfois lire du Despentes tant elle n’omet rien, comme si les mots devaient être crus pour avoir le pouvoir de faire comprendre ce qui se joue dans la tête d’une femme qui voit l’enfant imaginé, attendu, rêvé, partir en morceaux sanguinolents dans la cuvette des toilettes. Elle n’aura pas le courage non plus de recueillir ce qu’elle pense être l’embryon dans une fiole donnée par le gynécologue. A fin d’analyses. Elle dit: «J’ai tiré la chasse d’eau et je me suis sentie coupable!»

Quelques mois plus tard, le ciel s’éclaircit, Cléa retombe enceinte. «J’étais terrifiée par les échographies. Je parlais à mon bébé en permanence.» Malheureusement, elle apprend un mois plus tard que le cœur du bébé s’est arrêté. «Je suis enfermée dans un cauchemar qui se répète», lit-on page 28. Un curetage est envisagé. «La seule bonne nouvelle, c’est que je tombais enceinte facilement», sourit-elle tristement. Il faut le savoir, ce n’est qu’à partir de la treizième semaine de grossesse que l’assurance de base prend tous les frais médicaux en charge à 100%. Avant, une fausse couche ou un autre problème sont considérés comme une maladie avec la franchise et la quote-part qui s’appliquent. Ce qui fait que Cléa, jeune femme en bonne santé avec une franchise de 2500 francs, a tout payé de sa poche. Comme le test génétique qu’elle a souhaité faire pour tenter de comprendre le pourquoi de cette interruption de grossesse et que l’assurance a refusé de prendre à sa charge. Au prétexte qu’il faut trois fausses couches avant d’entrer en matière. «Un traitement qui n’est pas digne d’un pays au XXIe siècle», déplore la Vaudoise d’adoption. Le test démontrera pourtant un problème de coagulation du sang qui empêchait l’embryon d’être alimenté correctement. «Si c’étaient des hommes qui faisaient des fausses couches, la recherche serait sûrement plus avancée dans ce domaine», dit elle, arguant du fait que 50% des fausses couches sont toujours inexpliquées.

Parlant des hommes, on lui fait remarquer que son compagnon est peu présent dans ce livre, lui qu’elle décrit pourtant comme son «héros» et sa «béquille». «Le choix du «je» n’a pas été facile», confie-t-elle, mais elle voulait écrire un journal intime, et puis aussi parce que «la charge mentale de l’infertilité repose sur les femmes». On vit dans une société d’ailleurs où il n’y a pas de terme pour nommer ceux qui n’ont pas d’enfants, les «sans-enfants». La journaliste évoque encore cette culpabilité qui s’empare de la femme qui n’a pas mené une grossesse à son terme. La difficulté d’en parler au café avec les collègues, les amis. «Le sujet met mal à l’aise, écrit-elle, c’est comme poser soudainement sur la table son embryon sanguinolent.»

Cléa Favre

L'ouvrage de Cléa Favre: «Ce sera pour la prochaine fois. Journal d’une survie post-fausses couches», Editions Favre, 2022.

DR

Ah! le nombre de «conneries» qu’il ne faudrait pas dire, même avec les meilleures intentions du monde, à une femme qui vient de passer par une telle épreuve: «Tu n’aurais pas trop travaillé ces derniers temps? Tu étais pas mal stressée, non? Tu as fait trop de sport, mangé un truc chelou?» Ou cette dernière, innocente en apparence: «Tu en étais à combien de mois de grossesse? «Comme si la douleur était liée au nombre de semaines», déplore Cléa.

La dessinatrice Kalina Anguelova avoue pour sa part qu’avant la lecture des chapitres, reçus un par un, elle nourrissait elle aussi beaucoup de clichés sur les fausses couches, comme l’idée que l’évacuation d’un embryon mort intervient le plus souvent naturellement et surtout rapidement. «C’est important de faire connaître la réalité et surtout de déculpabiliser les femmes. Si notre livre peut y contribuer, ce serait formidable!» Dans le chapitre huit, Kalina a mis en lumière de façon très graphique toutes les pensées qui se télescopent dans le cerveau de la narratrice. Il faut imaginer annoncer en même temps à ses proches une grossesse et la mort de son enfant, la vie et la mort dans une seule phrase. «On ne reçoit pas de messages de félicitations. On ne nous questionne pas. Personne n’a hâte de connaître les détails. On ne nous fait pas de cadeaux», écrit Cléa. Pas de faire-part non plus, est-on tenté d’ajouter. Comme si l’enfant n’avait jamais existé.

Cléa Favre

Cléa Favre et Kalina Anguelova, qui a illustré le livre. «Le dessin offre des possibilités supplémentaires de raconter une histoire», explique la dessinatrice.

Amélie Blanc

Heureusement, les choses changent. Depuis 2019, les parents peuvent donner officiellement un nom, un prénom et un genre à l’enfant mort avant la naissance en remplissant un formulaire à l’état civil. Les jeunes femmes fondent aussi beaucoup d’espoir sur deux motions, approuvées par les Chambres fédérales, dont une postulant la gratuité des prestations dès la conception de l’enfant. Le livre se termine par une promesse de Cléa faite à elle-même. «Je me promets que si j’arrive à avoir un enfant, je ne ferai pas la leçon à ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas. Pas de conseils. Pas de jugements définitifs. Sur le ton «tu sais, moi aussi je suis passée par là, tu devrais lâcher prise, te détendre, faire un test d’ovulation…» Une promesse qu’elle tient toujours aujourd’hui alors qu’elle est devenue maman d’une petite fille de 16 mois. Mais ça, c’est une autre histoire. Qu’elle nous racontera peut-être un jour.

Par Patrick Baumann publié le 3 octobre 2022 - 09:10