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Hiver: en Suisse aussi, on dort dehors

Des températures glaciales, de la bise et de la neige ont incité les villes de Genève et de Lausanne à déclencher leur Plan grand froid afin que personne ne passe la nuit dehors. En vain. Reportage dans les deux villes romandes auprès des sans-abris.

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Reportage sur les SDF qui dorment dehors en hiver: jeudi 11 janvier, 00 h 30 à Genève, un homme refuse l'abri que la protection civile lui propose

11 janvier, 0h30. L’équipe des services sociaux de la ville de Genève, composée de trois personnes de la protection civile et d’une travailleuse sociale, effectue sa tournée nocturne. Au bout de la route des Péniches, un homme, Paul, dort seul. On lui propose un thé, un repas chaud et un abri pour la nuit. Il refuse. Il dormira dehors.

Magali Girardin

Mercredi 10 janvier, 19 heures. A Genève, au parc Bertrand, devant une grille gardée par des agents de sécurité, quelques personnes emmitouflées patientent en grelottant avant de pouvoir gagner ce qui sera leur abri pour la nuit. Les basses températures, la bise et la neige tombée en plaine ont incité la ville à déclencher son Plan grand froid pour permettre aux plus précaires de manger et de dormir au chaud.

Au bout d’une petite allée verglacée, qui mène sous terre, 80 lits sont mis à disposition de 18h15 à 8h15 à l’abri PC Bertrand, portant à 581 le nombre total de places d’hébergement d’urgence disponibles dans les structures de la ville. A l’intérieur, un dortoir pour les hommes, un pour les femmes, des lits superposés sur trois étages en enfilade, une seule douche, une bagagerie et un réfectoire, le tout placé sous la supervision d’une équipe de travailleurs sociaux rompue à l’exercice. C’est ici qu’au total une trentaine de personnes, dont Fabienne, Karim*, Florian ou encore Taissir, passeront une nuit ou plus. Le Plan grand froid court jusqu’au 16 janvier.

>> Lire aussi: La main tendue à la rue

Des hommes seuls en majorité


A l’entrée, l’enregistrement se fait un peu «comme à l’hôtel», explique Alexandre Muller, responsable de structure sociale. Les inscriptions sont effectuées par téléphone, au Club social rive droite ou à la grille d’entrée. On crée une fiche si la personne n’est jamais venue. Nul besoin de présenter sa carte d’identité, l’accueil est inconditionnel. Une fois enregistré, un lit est attribué et on peut déposer ses affaires à la bagagerie où sera aussi remise la literie. Le profil des bénéficiaires? «Des hommes seuls, dont environ deux tiers sont déjà passés par Richemont (un abri PC ouvert durant toute l’année, ndlr) et connaissent donc le dispositif, répond le travailleur social. Le dernier tiers est poussé par le froid, ce sont des personnes qu’on ne voit habituellement pas dans les autres structures d’accueil de la ville.»

Reportage sur les SDF qui dorment dehors en hiver: Genève, abri PC Bertrand, enregistrement des arrivants

Léonie, travailleuse sociale âgée de 27 ans, accueille deux nouveaux arrivants à l’enregistrement. Ces personnes pourront bénéficier d’un des 80 lits d’urgence mis à disposition par la ville de Genève dans le cadre de son Plan grand froid.

Magali Girardin

L’ambiance est plutôt calme ce soir. Des hommes, en majorité, mangent un repas chaud en silence dans le réfectoire en regardant des vidéos sur leur smartphone. Karim* est l’un d’entre eux. La vingtaine, cet étudiant en chimie français admet avoir un profil un peu particulier. Arrivé en Suisse le 8 octobre 2023 avec 150 CV sous le bras à la recherche d’un travail, il dit avoir été motivé par le discours d’influenceurs sur les réseaux sociaux, «des gens qui disent avoir réussi leur parcours en Suisse, qui ont trouvé un taf avec un bon salaire». De quoi lui donner envie de tenter sa chance ici: «Je suis jeune, j’ai des rêves, je me suis dit: «Pourquoi pas?» Or il déchante rapidement, passe une semaine à dormir dehors avant d’accéder aux solutions d’hébergement. «J’ai cherché du travail dans la restauration, je passe chaque semaine sur les chantiers, dans des boîtes d’intérim, mais il n’y a rien. Quelques jours à gauche, à droite, mais pas suffisamment pour vivre.» Sa sœur, restée à Toulouse, et ses parents, en Italie, ne savent rien de sa situation. «Je ne veux pas les inquiéter», souffle-t-il, gêné, avant de remettre son casque sur les oreilles et de reprendre le visionnement d’un manga sur son téléphone portable. 

Nouveau départ
 

Dans le couloir aux murs orange fatigué, Fabienne, 42 ans, créoles en strass aux oreilles et tongs aux pieds, attend son tour pour se laver. Elle est l’une des trois femmes présentes ce soir-là. Avec une seule douche pour l’ensemble des bénéficiaires, la toilette des femmes doit être effectuée sous la surveillance d’une agente de sécurité. Serviette à la main, cette Suissesse raconte son parcours. Une expatriation au Mexique durant vingt ans, puis, l’an dernier, cette entrepreneuse active dans le marketing décide de changer de vie. Départ pour le Canada, où les choses tournent mal. Sans le sou, la quadragénaire dort dans la rue, tombe dans la drogue et frôle la mort d’une overdose de fentanyl, un opioïde trente fois plus puissant que l’héroïne. Sans permis de travail, elle est déportée par les autorités canadiennes en Suisse. La voilà donc à Genève, arrivée la veille, avec 200 dollars canadiens en poche (moins de 130 francs suisses). «C’est un nouveau départ. Je recommence ma vie. Je dois d’abord faire mes papiers, les démarches pour l’assurance maladie et je vais chercher du travail. N’importe quoi.» N’a-t-elle pas de connaissance qui pourrait l’héberger? «J’ai une demi-sœur qui vit ici, mais je préfère ne pas la contacter, répond-elle. En arrivant à l’abri hier, j’ai fait la connaissance d’un bénéficiaire qui m’a prise sous son aile. Il connaît très bien Genève, il va m’aider.»

Reportage sur les SDF qui dorment dehors en hiver: Genève, abri PC Bertrand, douche

Fabienne, Suissesse de 42 ans, prend une douche. Une agente de sécurité veille à ce que personne ne rentre. Avec une seule douche pour l’ensemble des bénéficiaires, la toilette des femmes doit être surveillée pour éviter tout incident.

Magali Girardin

Tournée nocturne à bord du «Maraude One»


Il est 21h45, l’équipe chargée des tournées nocturnes se prépare. Dans quelques minutes, la camionnette «Maraude One» sillonnera la rive droite de la ville – une deuxième équipe, la rive gauche – afin de venir en aide à ceux qui dormiront dehors, distribuer boissons, repas chauds ainsi qu’un peu de réconfort et les encourager à se réfugier à l’abri PC.

Premier arrêt, dans la très chic rue du Rhône, où un homme est allongé dans un sac de couchage sur la devanture de la luxueuse boutique Piaget. Il salue brièvement l’équipe et se rendort sans demander son reste. Au passage de la Monnaie, Moha, JP et son chien Bella font la manche, sans grand succès. Les badauds se font rares avec ces températures glaciales. JP dormira dans un squat, Moha, on ne sait pas. L’équipée reprend sa route, direction le parc de la Perle du Lac, puis la place des Nations, où un sans-abri refusera d’être rapatrié à l’abri PC. Au parc de Trembley, le scénario se répète. A 1 heure du matin, la maraude prend fin. Sur la petite vingtaine de personnes abordées cette nuit-là, aucune n’acceptera la solution d’hébergement d’urgence. Comment l’expliquer? «Ceux qui sont habitués à dormir dans la rue ont leur rythme, leur manière de vivre, avance Alexandre Muller. Dans les abris, nous avons des règles qui peuvent être assez contraignantes. Extinction des feux à 22 heures, même si le réfectoire reste allumé. A partir d’une certaine heure, on n’accepte plus personne afin de ne pas réveiller ceux qui dorment. On privilégie le bien-être collectif. Ce cadre ne convient pas à tout le monde.»

Reportage sur les SDF qui dorment dehors en hiver: mercredi 10 janvier, 22 h 15, au passage de la Monnaie

Mercredi 10 janvier, 22h15. Au passage de la Monnaie, JP fait la manche en compagnie de sa chienne, Bella. Lors de la maraude, un membre de la protection civile lui remet un repas chaud. JP passera la nuit dans un squat.

Magali Girardin

Accueil d’urgence à Lausanne


A Lausanne aussi, le Plan grand froid a été activé par la municipalité, même s’il n’a pas d’incidence sur la fréquentation de la Soupe populaire, un des seuls lieux de la ville offrant des repas chauds aux plus précaires. Comme tous les soirs dès 19h30, à la rue Saint-Martin, ce sont 230 à 250 personnes qui forment une longue file d’attente pour se voir offrir un couvert gratuit. A l’intérieur, 14 bénévoles servent sandwichs, soupe, polenta, légumes et dessert à une population composée majoritairement d’hommes, même si quelques familles avec enfants sont attablées. Dans la cuisine, 25 portions ont été mises de côté. Elles seront récupérées par un astreint de la protection civile qui les livrera ensuite à l’abri de la Rouvraie, un dispositif temporaire offrant, durant la vague de froid, 50 lits supplémentaires aux 235 places d’hébergement annualisées.

A la Soupe populaire, 14 bénévoles ont répondu présent pour servir des repas chauds aux bénéficiaires.

A la Soupe populaire, 14 bénévoles ont répondu présent ce soir de janvier pour servir des repas chauds aux bénéficiaires. Au menu: soupe à la courge, sandwichs, polenta et légumes à la sauce tomate.

Magali Girardin

A l’abri PC de la Rouvraie
 

C’est dans cet abri, situé dans les hauts de la ville, que nous rencontrons celui qui se surnomme «L’Algérien». On a avait déjà repéré le pull rouge de ce Français, d’origine algérienne donc, à la Soupe populaire. Arrivé à Lausanne la semaine dernière, le trentenaire a déjà trouvé du boulot mais pas de logement. «Sans trois fiches de paie, c’est impossible. Et les hôtels sont hors de prix.» Alors il s’est rabattu sur la solution proposée par l’aide sociale d’urgence. «C’est bizarre comme expérience. Je n’en parle pas chez moi, j’ai honte. Un peu. Mais ce n’est qu’une étape dans ma vie», reconnaît-il avant de s’assurer que son visage n’apparaîtra pas sur les clichés pris par la photographe.

Adnan, lui, s’accommode sans gêne de la présence de la photographe. Ce père de famille d’origine marocaine, au passeport espagnol, a débarqué en Suisse le 8 janvier avec un objectif: trouver du travail. Sous les néons qui éclairent son visage fraîchement rasé, le quinquagénaire se marre: «Vous, en Suisse, vous envoyez vos retraités à Alicante, où je vis. Moi, je fais le chemin en sens inverse.» Il sort son porte-monnaie de sa poche pour montrer les photographies de ses trois enfants. «J’ai l’espoir de les faire venir ici un jour.» Il balaie du regard la salle froide comme une nuit de janvier et murmure: «Bien sûr que je garde espoir. On vit pour ça.»

* Prénom d’emprunt.

Par Alessia Barbezat publié le 26 janvier 2024 - 08:57