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Intelligence artificielle: ils font le métier le plus «sexy» du siècle

Depuis trois mois, le bagout du robot conversationnel ChatGPT bluffe l’humanité. Cela fait pourtant des années que l’intelligence artificielle (IA) s’est glissée dans notre quotidien. Rencontre avec trois jeunes cerveaux romands qui, eux, font parler les données des entreprises.

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Brice Repond, Benedikt Ramsauer et Xavier Bays, cofondateurs de Swiss-SDI, dans leurs bureaux à Fribourg.

Brice Repond, Benedikt Ramsauer et Xavier Bays, cofondateurs de Swiss-SDI, dans leurs bureaux à Fribourg. Leur credo: créer des relations de confiance entre les humains et l’intelligence artificielle.

Fred Merz/Lundi 13

Ces dernières années, on devinait qu’une révolution technologique était en cours. Mais c’est en novembre dernier que l’intelligence artificielle (IA) a stupéfié le monde entier avec la mise à disposition de ChatGPT, un robot de conversation (chatbot) capable de répondre à des questions dans une centaine de langues, de manière (souvent) pertinente et (presque) sans fautes d’orthographe et de syntaxe. Et voici que Google va lancer son propre chatbot, suivi par la Chine.

Mais l’IA s’était en fait déjà faufilée depuis une bonne dizaine d’années dans la santé, la finance, les transports ou encore l’énergie. Quand ils ont fondé, en 2017 à Vaulruz (FR), leur petite entreprise Swiss-SDI, trois jeunes mathématiciens romands sortis de l’EPFL étaient encore des pionniers dans la «data science», spécialité que la Harvard Business School avait qualifiée de «métier le plus sexy du XXIe siècle». Tentons de mieux cerner la révolution IA en marche avec deux de ces artistes du code informatique, les Fribourgeois Brice Repond et Xavier Bays, qui viennent de déménager leurs bureaux en ville de Fribourg.

1. Quel est leur credo pour une IA utile à l’humanité?

«Notre objectif, c’est de favoriser des relations de confiance entre les humains et l’IA. Nous tournons donc le dos à l’IA autoritaire, c’est-à-dire une IA qui fournit ses résultats sans que l’utilisateur puisse interagir avec elle. Nous sommes en revanche favorables à une IA comme celle de Netflix, qui propose à ses abonnés une large palette de suggestions de films en fonction de leurs goûts, ou à celle de Google Maps, qui laisse à ses utilisateurs le choix entre plusieurs itinéraires.»

2. ChatGPT, gadget ou application virtuose de l’IA?

Pour ces deux professionnels de l’IA, Chat GPT est bel et bien une réalisation d’une puissance «impressionnante», un outil qu’ils utilisent d’ailleurs eux-mêmes presque quotidiennement. «Mais il faut apprendre à l’exploiter intelligemment. Si on lui pose par exemple une question stratégique bien rédigée, certaines de ses réponses sont utiles.» ChatGPT leur a par exemple donné des pistes auxquelles ils n’avaient pas pensé pour mieux intégrer les employés à la vie de leur entreprise ou pour optimiser leurs ventes.

3. Un exemple de réalisation dont ils sont fiers?

Swiss-SDI a développé et continue d’affiner un outil de prévision de la consommation d’électricité. Les gestionnaires de réseau et de distribution d’électricité doivent en effet maintenir en permanence l’équilibre du réseau pour éviter son effondrement. Ils doivent aussi donner un jour à l’avance leur prévision de la production et de la consommation de courant au régulateur central suisse, Swissgrid. Les jeunes entrepreneurs ont donc développé un outil prédictif prenant en compte les saisons, la météo, le calendrier (week-end, grands événements ponctuels), etc. «Grâce à des modèles IA d’analyse prédictive, nos clients électriciens peuvent affiner leurs prédictions. Nos algorithmes, en ayant accès à de grandes bases de données, peuvent notamment prendre en compte une situation comparable qui s’était présentée des années auparavant.» Cela assure à l’IA une formidable complémentarité à l’expertise humaine. Mais c’est l’humain, en l’occurrence un trader en électricité, qui décide de la prévision finale.

lignes de code informatique

Sur les écrans d’ordinateur de Swiss-SDI s’empilent les lignes de code informatique pour des entreprises désireuses de mieux utiliser leurs données.

Fred Merz/Lundi13

4. Un rôle de conseillers en données

A côté des milliers de lignes de code qu’ils écrivent pour élaborer des outils IA performants, ces experts conseillent aussi des entreprises pour raffiner leurs données, sélectionner celles qui ont de la valeur, déterminer celles qui peuvent être légalement exploitées, rationaliser leur stockage, etc. Les données, c’est l’indispensable matière première de l’IA. Et leur qualité est décisive pour en tirer des enseignements précieux. Les «data scientists» doivent donc faire un vrai boulot d’enquêteur et de terrain: «Il peut arriver qu’une entreprise désireuse d’améliorer sa ligne de production n’ait pas accès aux données de ses machines, car les capteurs installés sur celles-ci n’envoient en fait les données qu’au fabricant des machines. Il faut être sur place pour s’en rendre compte.» Les mathématiciens s’efforcent de comprendre aussi finement que possible les métiers et les procédures de leurs clients, qui peuvent être aussi bien des PME que des géants comme Nestlé ou Swisscom. Une difficulté encore souvent rencontrée dans ce travail de conseil tient à l’absence d’un interlocuteur compétent. «Mais de plus en plus d’entreprises forment des spécialistes capables de dialoguer efficacement avec des spécialistes de l’IA comme nous.»

5. Qu’est-ce qui les agace le plus dans l’agitation actuelle autour de l’IA?

«Ce qui est énervant, c’est que les débats actuels se concentrent sur les trucs les plus impressionnants de l’IA, comme ChatGPT ou le traducteur en ligne DeepL. On oublie que ces réalisations n’ont pu voir le jour que grâce à des investissements colossaux et des centaines d’ingénieurs ayant travaillé des années sur ces projets. En fait, l’IA, la plupart du temps, ce sont des besoins et des réalisations de niche, modestes et pourtant très utiles et pragmatiques», souligne Xavier Bays. «De mon côté, ajoute Brice Repond, ce que je déplore le plus, c’est que des décideurs pensent encore qu’il suffit d’un seul collaborateur ayant suivi une formation continue en science des données pour exploiter utilement celles de leur entreprise. Or un «data scientist» capable à la fois de poser un capteur, de collecter la donnée, de la transformer, de développer le modèle et de l’industrialiser, ça n’existe pas. Et ce fantasme m’agace car l’IA est une activité qui doit viser l’excellence. Il y a encore trop d’amateurisme et cela dessert notre spécialité.»

6. Leur conseil au citoyen lambda pour se préparer à la révolution IA en marche?

Pour minimiser le risque d’être écrasé par l’avènement de l’IA – comme beaucoup de travailleurs l’ont été, il y a quarante ans, avec l’irruption de l’informatique dans le monde professionnel –, les deux Fribourgeois encouragent chacune et chacun à «s’intéresser au codage informatique». Il ne s’agit pas de devenir soi-même un développeur, mais plus modestement d’être capable de comprendre d’aussi près que possible les enjeux et rouages de cette profonde et inéluctable transformation. Une entreprise aurait par exemple tout à gagner à pouvoir compter sur des collaborateurs sachant identifier les tâches qui pourraient être assurées par de l’IA, sur des employés capables aussi d’utiliser ces nouveaux outils de manière efficace, voire créative.

L'ordinateur Hal 9000 dans «2001, l’odyssée de l’espace»

Le film de Stanley Kubrick «2001, l’odyssée de l’espace» (1968) avait fait de l’intelligence artificielle une star hollywoodienne en la «personne» de l’ordinateur Hal 9000.

Mary Evans/Imago images

7. Mais bon, l’IA, c’est vraiment efficace?

«Oui, je peux vous assurer que l’IA de qualité, ce n’est pas du bluff, assure Brice Repond. Mais attention, c’est aussi très facile de faire croire que ça marche. Tout le monde peut se connecter à une plateforme de «machine learning» sur laquelle on intègre les données de son entreprise. Et ce modèle en ligne recrache une prévision… catastrophique. Toute intervention de l’IA doit être assurée par des humains. Par ailleurs, on s’est aussi rendu compte qu’il y a beaucoup de secteurs où on ignore encore si l’IA pourrait se révéler utile ou pas. En fait, dès que des décisions sont prises à partir de données, comme des prévisions de vente par exemple, l’IA arrive à faire à peu près le même boulot, et souvent mieux que des humains. Mais il faut que les choses soient bien faites, sans brûler les étapes, il faut que les modèles soient stables et pertinents.»

8. Développer de l’IA, c’est un plaisir?

«Je suis passionné depuis tout jeune par les chiffres, explique Brice Repond. Et les données, ce sont des chiffres. Ce que je trouve moi-même incroyable, c’est qu’on puisse brasser tous ces chiffres de différentes manières pour leur donner de la valeur supplémentaire ou pour faciliter la vie des êtres humains. C’est un émerveillement pour moi de vérifier que des combinaisons de nombres permettent de déboucher sur de tels résultats. Je passe des heures et des heures à regarder des pages de chiffres et tout d’un coup je comprends qu’il y a quelque chose de précieux à en tirer, en créant une nouvelle variable, une nouvelle donnée, qui permettra de trouver une solution au besoin du client. Cette force des mathématiques, je n’en serai jamais blasé. Mais bon, c’est quand même aussi à chaque fois une sacrée prise de tête!» 

«De mon côté, ce qui me plaît dans la science des données, c’est le défi logique qu’il faut relever, ajoute Xavier Bays. On pose devant moi un vrai sac de nœuds qu’il faut démêler. Car quand un client vient chez nous, c’est que son problème à résoudre est compliqué, sinon il le résoudrait lui-même.»

9. Est-ce que «L’illustré» pourrait mieux satisfaire ses lectrices et lecteurs avec l’aide de l’IA?

Dans le fond, est-ce que L’illustré pourrait être utilement conseillé par des outils IA pour définir chaque semaine un contenu idéal? La première réponse de nos deux interlocuteurs a la forme d’une boutade: «Demandez à ChatGPT!» En fait, il faudrait d’abord affiner drastiquement notre question, car «comme dit Elon Musk, poser la bonne question, c’est déjà y répondre à 90%.» Il faudrait donc définir «la métrique du problème», c’est-à-dire savoir ce qu’on veut vraiment mesurer. Il faudrait ensuite disposer de données, mais lesquelles? Le nombre d’acheteurs de «L’illustré» en kiosque? Le nombre d’abonnés? Il faudrait encore déterminer s’il est plus efficace, en termes de satisfaction du lectorat, de proposer dans chaque numéro un article qui fait le buzz ou bien que le maximum d’articles soient lus. Nos deux brillants mathématiciens finissent par concéder, comme ils le font parfois face à des clients potentiels aux espoirs excessifs, que l’intelligence artificielle ne serait en l’occurrence pas très efficace. L’IA n’est donc pas omnipotente. Pas encore…

Par Clot Philippe publié le 23 février 2023 - 08:55