Il rentre à peine d’Afrique du Sud, où il s’en va régulièrement guider des gens dans la savane, pourtant même ici, le photographe vaudois Julien Regamey a tout du baroudeur. A l’aurore, il débarque en pleine ville en jeep safari, lourdes chaussures de randonnée et tenue verte de camouflage pour un petit café et de longues confidences. «Excusez-moi, j’ai une longue journée qui m’attend ensuite en forêt…» glisse-t-il sur le pas de porte. Hier encore, il traçait le lion, le guépard et le buffle et, à peine revenu, le voilà prêt à retrouver son cher Jura pour pister le loup. Et rien ne pourra le retenir, l’appel de la forêt est irrésistible.
Organiser des safaris photos neuf à dix mois par an dans l’enceinte du parc national Kruger, c’est le principal gagne-pain de cet aventurier discret. Mais c’est aussi bien plus que ça; c’est l’ancrage de sa passion animalière. «Mes parents ont travaillé en Afrique du Sud. Revenus au pays, ils m’y ont emmené, la première fois j’avais 6 ans. Le monde sauvage a toujours été toute ma vie, ponctué de nombreuses visites au Vivarium de Lausanne et au zoo de La Garenne. Et à l’âge de 18 ans, j’ai senti qu’il fallait que je parte. En tant que volontaire, j’ai rejoint un programme de conservation dans un vivarium près du parc Kruger. Et cela a été le début d’une gigantesque aventure qui ne s’est jamais arrêtée…»
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Gardien d’animaux, herpétologue, instructeur pour les nouveaux animaux de compagnie, orientation par les étoiles, pistage et survie dans la brousse, Julien Regamey a multiplié au fil du temps les formations dans un seul but: mieux connaître les animaux et leurs habitudes, du petit bousier au pachyderme, pour mieux les photographier. «Quelle que soit l’espèce, comprendre son comportement permet d’anticiper ce qu’il va se passer et d’imaginer l’image que l’on va pouvoir prendre», explique-t-il.
Tout est parti de là
Alors qu’il passait son temps en forêt, gamin, il n’a pas hésité à s’accaparer le Minolta de son père. «Je voyais constamment des choses incroyables, mais on ne me croyait pas, alors j’ai voulu immortaliser ces instants d’émotion uniques. Les montrer comme moi, je les voyais.» Cette attirance pour les animaux, Julien Regamey la sent étrangement ancrée au fond de lui depuis toujours. «Le père de ma maman est décédé le jour où je suis né et c’était le seul dans la famille à être naturaliste. On s’est croisés ce jour-là, peut-être y a-t-il eu une sorte de transfert d’âmes? M’a-t-il donné son amour du monde sauvage? Qui sait?»
Son premier loup, il avait 14 ans lorsqu’il l’a entendu hurler dans la nuit alors qu’il était au camping avec sa tante près de Gimel. «J’en ai parlé à Cédric, le garde-faune, qui m’a répondu qu’il fallait que j’arrête de raconter des bêtises, qu’il n’y avait pas de loups dans les parages. Il faut dire qu’à l’époque j’étais connu comme le cancre des villages du coin. Ce qui est amusant, c’est qu’aujourd’hui je travaille avec lui et c’est moi qui lui donne les infos concernant tous les loups de la région.»
A la portée de qui sait voir
Son Jura, il en connaît désormais chaque recoin, du col de la Faucille à la frontière avec le canton de Neuchâtel. «Je n’en ai pas découvert tous les secrets naturels, en revanche, j’en ai parcouru chaque vallon. Le monde sauvage est partout à notre porte, de la vallée de Joux au pied du Jura, et pourtant il reste inconnu pour beaucoup. Les gens ne sont pas assez observateurs, pourtant cette proximité avec le vivant est assez incroyable.»
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C’est ainsi que le photographe de 34 ans s’est donné une mission. «Avec mes images, je veux sensibiliser les gens à la fragilité d’un écosystème, à celle de certains animaux et à la possibilité d’une cohabitation sereine. C’est essentiel à mes yeux. Entre la savane africaine et les montagnes du Jura, les similitudes sont plus nombreuses qu’on ne l’imagine – dans les deux cas, il y a des braconniers et des éleveurs qui craignent pour leurs troupeaux, notamment – et les enseignements constants. Mon but est de parvenir à démystifier ces animaux. Oui, le loup est un prédateur doté d’un instinct sauvage, mais il suffit de le connaître pour ne plus le craindre et comprendre sa manière d’agir. Ici, nous avons tendance à vouloir tout régler, tout contrôler, sans jamais se remettre en question. Quitte à oublier l’essentiel et le bon sens.»
Les loups ont attendu que le Jura, couloir de passage pour la faune depuis longtemps, accueille suffisamment de gibier avant de s’y établir véritablement. Les premiers à le faire en 2016 ont été Boucle d’Or et Gros Pépère, les fondateurs de la meute du Marchairuz. Un couple ainsi baptisé par Julien Regamey et l’éthologue Jean-Marc Landry – «Monsieur Loup» – qui les observaient pour le compte de la fondation de ce dernier et pour laquelle travaille le photographe en tant que responsable du suivi du loup sur le terrain. «Ainsi, ces deux animaux n’étaient plus juste un matricule ou une trace ADN, mais un animal auquel on peut s’attacher.» Des individus que l’on peut suivre aussi. «Les gens s’imaginent qu’il y a des loups partout, mais en fait c’est tout le temps les mêmes, car ils ont la capacité de se déplacer vite et loin, jusqu’à une quarantaine de kilomètres par jour…»
Jour et nuit, été comme hiver, pendant des années, le Vaudois a vadrouillé à la recherche d’empreintes, de poils ou de traces d’excréments. Des indices que, année après année, il a couchés sur une carte qu’il partageait avec les gardes-faunes. Jusqu’à ce qu’il tombe nez à nez avec Jean-Marc Landry près de la tanière des canidés. «On s’est ensuite retrouvés autour d’une table chez des agriculteurs pour leur parler du loup, c’est ainsi qu’une incroyable amitié est née entre nous. C’est devenu mon mentor et désormais nous travaillons ensemble au sein de sa fondation avec un même but: améliorer la coexistence entre les loups, le bétail et les éleveurs.»
S’il avait déjà pu les observer via les caméras à déclenchement automatique qu’il a disséminées un peu partout dans le massif, ce n’est qu’en 2019 que Julien Regamey a pu photographier pour la première fois Boucle d’Or. «Gros Pépère était là aussi, mais il ne s’est pas montré. Au bout d’une heure, elle est venue à 25 mètres de moi, se souvient-il avec la même émotion. Depuis ce jour-là, je les ai suivis avec l’obsession de les montrer dans leur intimité afin de les rendre familiers au plus grand nombre. Ce n’est que comme ça que les gens auront envie de les protéger, eux et leur descendance.»
Des moments de grâce
Une vraie partie de cache-cache qui a duré des années parce que le loup est conditionné à éviter les humains. «C’est le loup qui a peur de nous, les hommes, et ça ne devrait pas être le contraire», relève le photographe. C’est ainsi qu’il lui est arrivé de rester à attendre 70 jours sous un sapin que l’animal montre le bout de sa truffe. Au point parfois de s’endormir durant un affût, avant de se réveiller face à un Gros Pépère qui était à moins de 4 mètres de lui. «C’était enfin la rencontre tant espérée, mais j’ai fait un léger mouvement avec mon objectif et il a disparu avant que je puisse le prendre en photo. C’était d’autant plus frustrant qu’en me relevant j’ai découvert tout autour de moi les traces de la meute complète.» Une autre fois, il a eu plus de chance avec Boucle d’Or, qui est venue le voir et qu’il a pu filmer durant plus de quatre minutes. Curieux et joueurs, les animaux s’amusent aussi à le suivre telles des ombres discrètes, sans jamais se montrer. «Mon odeur, ils la connaissent bien parce que j’urine dans les mêmes endroits qu’eux, je vais aussi me frotter aux mêmes arbres. Ils ne l’assimilent plus à quelque chose de négatif.»
Les défis d’un film
Cette somme de rencontres, additionnées d’images capturées par les quelque 200 caméras automatiques qu’il a judicieusement posées sur des lieux de passage ou des endroits de repos, vont ainsi raconter l’histoire de Boucle d’Or et de Gros Pépère dans un long métrage, son premier. Incarné par Julien Regamey lui-même et produit par Thierry Donard, l’homme derrière la «Nuit de la glisse», il devrait sortir dans le courant de l’an prochain. Cette histoire, on sait déjà qu’elle va mal finir puisque Gros Pépère a été abattu par «erreur» en novembre 2022 et qu’il repose aujourd’hui dans un congélateur de l’Etat de Vaud. Quant à Boucle d’Or, elle boite et elle a un peu vieilli, mais elle est toujours vaillante. «Ce ne sera pas un documentaire sur la vingtaine de loups répartis en plusieurs meutes dans le Jura vaudois, ni un remake des reportages qui nous ont été consacrés à Jean-Marc Landry et à moi, à l’instar de celui de «Passe-moi les jumelles». J’ai juste envie de raconter ce que j’ai vécu durant toutes ces années à travers mon regard et mon émotion, sans jamais dire aux gens quoi penser. Une attitude qui me permet de conserver une certaine neutralité entre, d’un côté, les contraintes et les besoins des éleveurs – que je respecte infiniment – et, de l’autre, ceux des loups.»
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Pour lui, montrer la face cachée de cet animal permettra notamment d’expliquer en quoi sa présence est bénéfique pour la faune et la flore d’une région, mais aussi pourquoi il lui arrive de s’attaquer aux animaux de rente – la principale source de conflit avec les éleveurs – et pourquoi les tirs de régulation ne servent à rien, si ce n’est à chambouler toutes les habitudes jusque-là bien connues d’une meute. «Ainsi déséquilibré, son comportement sera à nouveau plus imprévisible, sans compter que d’autres loups, avec des caractères différents, viendront s’installer sur le territoire laissé vacant. Il nous sera bien plus difficile de prévenir les éleveurs pour qu’ils rentrent leurs bêtes lorsqu’une meute s’apprêtera à passer dans leur secteur.» Quant à la solution, elle pourrait venir des colliers GPS que Kora, la fondation pour l’écologie des carnivores et la gestion de la faune sauvage, compte poser sur les loups en collaboration avec le canton de Vaud. «Le premier vient d’être installé sur une louve, cela nous permettra de savoir où se dirige sa meute et de l’effaroucher si elle se rend dans une zone sensible avec du bétail. Cela ne va pas être facile d’en poser d’autres, mais j’y crois fort…»