Lara Gut-Behrami et Marco Odermatt sont blonds comme les moissons, vifs comme les lièvres des champs et pourtant si différents, au-delà des six années qui les séparent. Ils viennent d’entrer ensemble dans le cénacle doré des champions olympiques, Lara le 11 février, Marco deux jours plus tard.
Lara Gut a beaucoup attendu, beaucoup ruminé. Elle aura 31 ans en avril, c’est désormais une femme mariée qui a tant bourlingué sur les pistes qu’elle doit avoir le vécu d’une quinquagénaire. En 2014, aux Jeux de Sotchi, encore célibataire, elle verse des larmes sur la médaille de bronze qu’elle porte autour du cou, à 10 centièmes du duo vainqueur Dominique Gisin-Tina Maze. Sa réaction entre illico dans les livres: «Si quelqu'un me pose des questions dans les quatre prochaines années, je me souviendrai que j'étais un dixième de seconde trop lente.» La critique l’assassine alors, la Tessinoise endosse pour un bout de temps l’image de la sportive jamais contente, indifférente à sa compatriote couronnée. On tance l’enfant prodige qui a toujours mené sa carrière comme un projet familial, avec une cellule personnelle autour d’elle.
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Pareil ou presque l’an dernier, à Cortina, quand elle décroche enfin deux titres mondiaux après lesquels elle courait depuis une décennie. Implacable, elle refroidit le présentateur Patrick Revaz en direct au 19h30 de la RTS: «Il y a des choses plus importantes dans la vie...» Son préparateur physique pendant quatorze ans, le Valaisan Patrick Flaction, s’en étonne à peine. «Lara est ainsi. Son moteur, c’est l’excellence de ce qu’elle produit, rien d’autre ne compte pour elle, même pas d’être première. Pour elle, il est insupportable de ne pas donner ce qu’elle sait pouvoir. Mais elle est sensible, tout en étant forte et dure, parfois un peu trop.»
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A Pékin, elle accueille comme un cadeau sa médaille de bronze olympique suivante, lors du géant du 7 février, alors qu’elle n’était que huitième après la première manche. Elle serre la gagnante, Sarah Hector, dans ses bras, se montre reconnaissante envers la vie, lâche un soulagé «Je n’aurais jamais imaginé monter sur le podium aujourd’hui» à la mesure d’un début de saison compliqué. Car, fin 2021, après une victoire en super-G à Saint-Moritz, elle chute avec violence puis manque cinq courses à cause du covid. En janvier, elle préfère renoncer aux dernières courses avant les Jeux. Elle se love dans sa bulle. Arrivée en Chine deux jours après ses coéquipières, elle refuse la rencontre médiatique virtuelle que les autres athlètes de la délégation suisse honorent. S’expose à des remarques désagréables des médias, refrain connu.
Alors, le dimanche suivant, quand elle cueille l’or du super-G sur la fameuse «neige agressive» de Yanqing, elle exulte enfin, explique le chemin parcouru, tout en gardant un voile de mystère. Inutile d’attendre d’elle une explosion tous azimuts, même si elle pense fort à son mari, à sa famille, à ses proches qui pleurent d’émotion à distance. «Non, ce n’est pas le fait de gagner une médaille d’or qui va donner une certaine valeur à ma carrière.» Peut-être une blessure a-t-elle joué son rôle. En 2017, elle se déchire les ligaments croisés du genou gauche lors d’un échauffement, pendant les Mondiaux de Saint-Moritz. Immobilisée, dans son lit d'hôpital, elle prend conscience de l’inanité de sa course aux succès. Elle a besoin de repos, autant mental que physique. Un an plus tard, elle épouse le footballeur Valon Behrami, installe un équilibre qui ne la quitte plus.
Au niveau purement comptable, elle a gagné 34 fois en Coupe du monde, le grand globe de cristal en 2016, le globe du super-G à trois reprises. Certaines saisons, elle a maintenu presque à elle seule le standing vacillant de nation alpine de la Suisse. Elle reste Lara. Se vendre lui importe peu, que ce soit dans les médias ou même commercialement. Quand elle n’est pas contente, elle le dit ou le montre. Dans son cas, le qualificatif d’«authentique» prend tout son sens. Son or est de l’or brut.
Marco Odermatt a moins attendu. Avec lui, tout semble plus évident, plus solaire. L’enfant de Buochs (NW) a suivi le cursus fédéral, dès les juniors. Il sait savourer l’instant. Au géant de Pékin, après avoir jailli d’une porte à l’autre avec une élégance de chat sauvage, il a fermé les yeux sur le podium puis hurlé sa joie sous les timides flocons chinois. On aurait dit qu’une foule énorme se levait, alors qu’il n’y avait personne dans ces Jeux du silence. Après une descente couci-couça (7e le 7 février) et une élimination en super-G le 8 février, on commençait à susurrer qu’il ne supportait pas la légendaire pression. La réponse fut cinglante, définitive.
Odermatt champion olympique, ce n’était qu’une question de patience. Au classement général de la Coupe du monde, il règne dans la lignée de l’hiver 2018, quand il a déboulé en pleine lumière aux Mondiaux juniors de Davos: cinq fois champion du monde en cinq épreuves!
Tout n’est qu’exception et polyvalence en lui, sinon son patronyme. Des Odermatt, il y en a près de 6000 en Suisse, presque tous originaires de Suisse centrale. Légèreté et intuition le définissent: «S’il se trouve dans une situation délicate, il peut réagir incroyablement vite», déclare l’ex-skieur Marc Berthod, dernier vainqueur du géant d’Adelboden avant lui. «Il remet tout en question, a soif d’apprendre, fait attention à chaque détail», ajoute son entraîneur à Swiss-Ski, Helmut Krug. Même son père, Walter, ignore d’où il tire son sang-froid. «Marco est le plus cool de la famille. Il n’a certainement pas hérité cela de moi», glisse-t-il.
Avec lui, le ski est chose simple et souriante. «Je fais beaucoup de visualisation, je connais chaque porte et la façon dont je veux la skier. Dans les dernières secondes, je tape dans la main de mon physio et de mon technicien, puis je me prépare pour l’attaque.» Du mental du personnage en passant par son matériel – il est fidèle depuis treize ans à la marque suisse Stöckli –, sa famille ou sa petite amie, chaque pièce du puzzle est à sa place. «Je suis gâté: tout se passe comme il le faut et on fait beaucoup pour moi», confie-t-il, désarmant.
Comme Lara, mais dans une autre tonalité, Odermatt assure qu’il n’y a pas que le ski dans la vie. Pour lui, le succès ne vient que s’il s’amuse un tantinet. Il lui est arrivé de skier avec ses amis plutôt que d’assister à une cérémonie de remise des prix. S’il a toujours été doué techniquement, il fut longtemps plus petit et plus léger que les autres et ne gagna pas pendant ses premières années de compétition. Pas grave: comme son père était entraîneur au ski-club de Hergiswil (NW), Marco et sa sœur Alina passaient leur vie sur les pistes. Une curiosité: Walter Odermatt calcule tout. Tableau Excel à l’appui, il connaît le nombre exact de jours que son fils a passés sur les skis. Celui-ci en était à 1817 à la fin mars 2021 depuis ses premières glissades à skis, à 2 ans, sur les pentes du Klewenalp, avec vue sur le lac des Quatre-Cantons. Ce père fut longtemps son interlocuteur principal, jusqu’à s’occuper de la préparation des skis dans le sous-sol de la maison. Ils parlent aujourd’hui surtout d’administratif et de marketing et Walter, secrétaire improvisé, répond au courrier des fans en hiver.
Champions aussi inouïs que différents, Lara et Marco se rejoignent fugitivement dans le vide glacé de Pékin. Ces instants sont en or.