1. Home
  2. Actu
  3. Le combat du maraîcher genevois Jérôme Badollet pour son employé menacé d’expulsion

Le combat

«Sans Blerim, mon entreprise est en péril» 

Maraîcher bio à La Croix-de-Rozon (GE), Jérôme Badollet remue ciel et terre pour conserver son employé sans-papiers kosovar Blerim Haziri, 48 ans, que les autorités veulent expulser, après vingt-cinq ans passés en Suisse.

Partager

Conserver

Partager cet article

Jérôme Badollet et son employé Blerim Haziri

Dans l’un des tunnels de son exploitation Les Jardins de Charrot, sur le territoire communal de Bardonnex (GE), Jérôme Badollet, assis, pose à côté de son employé sans-papiers Blerim Haziri, 48 ans, qu’il fera tout pour garder avec lui.

Magali Girardin

Les Jardins de Charrot, à La Croix-de-Rozon (GE). La rase campagne genevoise. Un peu plus de 2 hectares de terre grasse. Des «tunnels» de cultures alignés comme des Twix où l’on entendrait presque pousser les légumes. Jérôme Badollet, maraîcher et gestionnaire bientôt trentenaire, a repris le domaine il y a trois ans. Cheveux hirsutes, barbe taillée: il a la poignée franche, l’allure nonchalante, la colère sourde.

Dans le vaste hangar, l’heure est au remplissage des paniers. Les produits bios sont destinés aux particuliers, aux restaurants, à la grande distribution. Une PME qui tourne. Depuis le 18 février, pourtant, l’exploitant est en souci. Son principal employé, Blerim Haziri, 48 ans, Kosovar et sans-papiers, risque l’expulsion. Un courrier de l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM), suivi d’un autre début avril, a confirmé le verdict.

Ces pages d’une rare froideur retracent le parcours d’un clandestin à Genève, en partant du contrôle de police initial qui l’a confondu. C’était à l’automne 2000. C’est loin déjà.

Blerim Haziri était alors en Suisse depuis deux ans et demi. Illégalement. Il a déserté Gnjilane, une ville du sud-est du Kosovo, à 22 ans, juste avant que n’éclate la guerre. «Il y avait déjà des accrochages, raconte-t-il en français, l’accent marqué. J’avais reçu ma convocation militaire. Pour moi, en tant que Kosovar, ça voulait dire soit le front serbe, soit le maquis. Je suis parti.»

archives personnelles Blerim Haziri

Juin 2000, Blerim Haziri, arrivé du Kosovo un peu plus de deux ans auparavant, se hasarde à Genève. Il a 25 ans.

DR

Jérôme Badollet confie avoir mis trois semaines à décrypter le dossier de son employé. Pour l’OCPM, l’avis d’expulsion prononcé en 2016 reste valable. Blerim Haziri doit s’y conformer. L’administration est têtue.

Chose rare, son employeur suisse ne laissera pas faire, malgré les zones d’ombre. «Son parcours n’est pas linéaire, concède-t-il. C’est celui d’un sans-papiers. Blerim a commis des erreurs. Il s’est obstiné, mais une chose est très claire: je ne peux pas faire sans lui.»

«Quand j’ai repris le domaine, se souvient-il, Bernard Blondin, mon prédécesseur, m’a dit: «Si tu vas à la moitié de la vitesse de Blerim quand tu plantes, c’est déjà bien.» Pour gagner son respect, je me suis mis à niveau. Lors de notre premier jour de travail, nous avons planté à deux un tunnel d’épinards, soit 25 000 mottes (!), sans s’arrêter.» Un tandem de compète.

Depuis son arrivée à Genève, Blerim Haziri a creusé son sillon. Littéralement. Dès 1998 à Perly, dans des serres, puis sur le domaine de La Croix-de-Rozon. Il a bossé dur et peut le prouver. Oui, il a déjà été renvoyé et il est revenu, deux fois. Oui, en 2009, il a fait tamponner sa carte de renvoi à la frontière par son cousin, qui l’avait précédé en Suisse. Pour rester et offrir une vie décente à sa femme et à leurs deux enfants, qui vivotent au Kosovo.

Entre Jérôme Badollet, entré en résistance, et son bras droit, la confiance est totale. Le maraîcher a des appuis politiques. Cela suffira-t-il à transformer Blerim en exception?

Exploitation menacée
 

«J’ai décidé de rendre l’affaire publique, mais je ne cherche pas à changer la politique migratoire de la Suisse. Ce n’est pas mon combat. Mon objectif, c’est de garder Blerim.» Conscient de marcher sur des œufs, il va piano. Le cas Haziri est déjà sorti de l’anonymat. Un visage vaut mieux qu’un numéro. «Blerim a toujours gagné sa vie honnêtement, insiste-t-il. Il n’a jamais été dépendant de l’hospice, n’a jamais contracté de dettes. C’est un bosseur qui connaît parfaitement son métier. S’il est expulsé, c’est mon entreprise qui se retrouvera en péril.»

De l’extérieur, on imagine qu’un ouvrier agricole se remplace aisément. Erreur. «Les gens qui sont habiles de leurs mains sont rares, explique Jérôme Badollet. Il faut garder les anciens, comme Blerim, pour former les jeunes dont on aura besoin dans notre transition écologique. Moi-même, j’ai appris grâce à Blerim et à Bernard Blondin. Sans augmentation de la main-d’œuvre agricole, on n’y arrivera pas. On parle constamment de fuite des cerveaux, mais on devrait plutôt parler des mains dont on se prive en les renvoyant.»

Jardins de Charrot

La production entièrement bio des Jardins de Charrot, à La Croix-de-Rozon, est vendue notamment aux particuliers dans des paniers préparés avec soin.

Magali Girardin

Suspendu à Papyrus
 

A une seule occasion depuis son arrivée en Suisse, Blerim Haziri aurait pu ou dû être régularisé. «C’était en 2017 lors de l’opération Papyrus lancée par Pierre Maudet, alors au PLR, qui concernait les gens avec une autorisation de travail, déclarés et payant des impôts, mais sans autorisation de séjour. Blerim répondait aux critères.» Papyrus, a-t-on appris en février 2020, a permis de régulariser quelque 2390 personnes sur le territoire genevois et, il y a trois ans, 740 dossiers étaient encore pendants.

Blerim Haziri? «Il a fait sa demande Papyrus en 2017, poursuit Jérôme Badollet, mais elle a été rejetée à cause d’un amalgame. A l’époque, un comptable véreux, depuis lors condamné, a produit plus de 500 faux certificats de travail. Blerim a eu le malheur de solliciter ce type pour une simple attestation de résidence, afin de pouvoir ouvrir un compte bancaire. Une demande légale, justifiée. Il n’avait besoin de rien d’autre vu qu’il travaillait. Sauf que cet escroc a prétendu qu’il était au nombre des «faux travailleurs». Un comble sachant qu’il bossait aux champs depuis plus de seize ans déjà! Son ancien patron et moi-même avons les documents qui le prouvent.»

Blerim Haziri a commis l’erreur de fair appel à cet homme, «qui était aussi le comptable de son frère, garagiste à Perly, se désole Jérôme Badollet. Il l’a fait en toute confiance, mais à cause de la procédure engagée contre cet avocat et les personnes qu’il a aidées à frauder, son cas n’a pu être réglé. Tant qu’une procédure pénale est en cours, l’OCPM ne statue pas. Je n’ai aucun doute sur le fait que Blerim sera acquitté, puisqu’il n’a sollicité aucun papier frauduleux – j’insiste bien là-dessus – mais tout cela est très long. On parle de plus de 500 dossiers!»

Très remonté, Jérôme Badollet ajoute: «Pour l’OCPM, les premières années que Blerim a passées en Suisse, entre 1997 et 2009, sont à «relativiser» dans le cadre de Papyrus parce que vécues dans la clandestinité, mais ça n’a aucun sens vu que Papyrus était précisément une opération de régularisation des sans-papiers, par définition clandestins.»

«Ce Kosovar forme aujourd’hui des Suisses. Et nous en avons besoin!»

Jérôme Badollet, Maraîcher

Autre point de litige: expulsé une première fois en février 2009, Blerim Haziri serait alors resté deux ans au Kosovo, selon l’OCPM, soit jusqu’en 2011. Son patron corrige: «Il est revenu après sept mois, à l’automne 2009. On a porté au dossier des documents prouvant sa reprise du travail. C’est important, parce que l’OCPM prétend qu’au moment de Papyrus (2017) Blerim ne pouvait pas justifier de dix années consécutives passées en Suisse – condition sine qua non à une régularisation –, ce qui est faux.» L’administration soustrait plus volontiers qu’elle n’additionne.

Une vie d’invisible 
 

Blerim Haziri a le blues. On le comprend, après tant d’années à travailler dur – ses mains râpeuses en témoignent. «Ma vie, c’est mon boulot. J’ai toujours travaillé, payé mon loyer, mes impôts, mes assurances. J’ai fait de mon mieux», dit-il. Une vie à travailler la terre. Une vie d’invisible.

Aux Jardins de Charrot, il est l’unique employé étranger. «C’est notre troisième saison ensemble, relève son employeur. Blerim s’occupe de former Colin, l’apprenti. J’ai aussi un employé saisonnier qui nous rejoint huit mois par an.» Voilà pour la (courte) revue d’effectif. «Tout cela pour dire que ce Kosovar, parti de je ne sais où, forme des Suisses aujourd’hui. Moi, je peux m’appuyer sur lui. Si je suis absent, je sais que Blerim fait le nécessaire.» Le tout pour un salaire mensuel de 4000 francs brut, qui lui suffit.

Passé par l’Hepia à Genève, le Centre de formation professionnelle de Lullier et enfin l’école d’ingénieurs, Jérôme Badollet cultive patiemment sa différence: «A 18 ans, je voulais faire la révolution. J’ai compris que l’agriculture s’y prêtait. J’ai donc choisi cette voie-là, pour faire bouger les choses.» Produire bio et local, en circuit court. Une alternative crédible au système global, «devenu absurde». Pour aller plus loin, il aura besoin de toutes ses forces vives. Blerim en tête.

Par Blaise Calame publié le 4 mai 2023 - 09:32