Les chiffres et les courbes du chômage sont éloquents et inédits: la part des chômeurs entre 55 et 64 ans augmente inexorablement, surtout depuis la crise covid. Si la situation est revenue à la normale pour les plus jeunes, les chômeurs seniors, femmes et hommes confondus, sont, eux, de plus en plus souvent condamnés à bricoler leur fin de carrière et à sauver le maximum possible pour leur retraite. Au fond, c’est comme si la société voulait précariser, voire mettre à la poubelle une génération entière de sa population.
- Quels sont les secteurs d’activité où les travailleuses et les travailleurs de plus de 50 ans ont le plus de difficulté à retrouver un emploi?
- Daniel Lampart: Les secteurs les plus problématiques sont les secteurs financier et informatique. Mais on a observé qu’après la crise covid, durant laquelle beaucoup de gens ont perdu leur travail, des travailleurs seniors d’autres branches ont aussi énormément de difficulté à retrouver un emploi après leur période de chômage. Beaucoup de gens arrivent en fin de droits. Et quand ils trouvent un emploi de durée déterminée, cela s’accompagne généralement d’une baisse de salaire. Voir tous ces gens de plus de 50 ans dans l’incertitude et dans l’inquiétude est alarmant et attristant. Car, même s’il y a une légère amélioration ces derniers mois, nous sommes très loin de la situation de mars 2020.
- Et en termes de postes de travail, lesquels sont les plus touchés?
- Dans le secteur financier, tout le monde est concerné. Un peu moins peut-être dans les petites banques cantonales que dans les grands établissements. A l’époque, c’étaient surtout les gens qui travaillaient à l’accueil, par exemple, dans la sécurité, dans le «facility management», comme on dit. Ces services ont souvent été externalisés. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, quand vous passez à côté d’un chantier, le soir, si la personne qui s’occupe de la sécurité a souvent les cheveux gris. La sécurité est souvent une des dernières chances pour les gens qui ont perdu leur travail à un stade avancé de leur carrière. Mais aujourd’hui, même dans la comptabilité et avec un CV formidable, si vous êtes au chômage et avez plus de 50 ans, vous êtes pratiquement banni du marché du travail. C’est un phénomène nouveau et extrêmement inquiétant.
- Quelle est la raison principale, ou les raisons, de cette disparité entre classes d’âge sur le marché du travail?
- Disons-le franchement: il s’agit d’une discrimination, de préjugés liés à l’âge. Les raisons économiques, comme celle souvent citée du coût progressif des cotisations sociales, sont secondaires. Cette discrimination est de nature psychologique. Les employeurs estiment par exemple qu’il y a plus de risques qu’un collaborateur tombe malade à plus de 50 ans, alors qu’on ne constate pas de grandes différences d’absentéisme par catégorie d’âge.
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- Mais s’il s’agit avant tout de préjugés, comment expliquer qu’ils soient désormais considérés comme des faits?
- Une des raisons – assez surprenante – vient du rajeunissement des chefs. Même si ce n’est pas généralisé, les jeunes chefs sont parfois stressés à l’idée de diriger des collaborateurs ayant plus d’expérience qu’eux. Quand il s’agit d’embaucher, ils privilégient donc des gens de leur âge ou plus jeunes. A l’Union syndicale suisse, nous avons dû traiter de nombreux cas de licenciements abusifs dans lesquels cette peur était centrale. On a constaté aussi des cas de mobbing dans ce genre de configuration. Ce phénomène générationnel et ses conséquences négatives devraient être étudiés par les entreprises. Et une formation spécifique devrait être dispensée aux jeunes cadres pour qu’ils surmontent leur méfiance aux conséquences douloureuses.
- L’argument selon lequel un travailleur de plus de 55 ans coûte cher à un employeur en cotisations sociales et en bonification de salaire en raison de l’ancienneté est-il vraiment secondaire?
- Oui, pour deux raisons. Bien sûr, l’ancienneté implique un salaire plus élevé. Mais aujourd’hui, un travailleur senior en recherche d’emploi est prêt à baisser ses prétentions salariales. Une étude de l’Université de Lausanne l’a démontré. Quant au refrain des cotisations trop élevées: le système de la LPP existe depuis 1985. S’il décourageait vraiment les entreprises d’embaucher ou de garder les travailleurs plus âgés, on aurait dû le constater depuis longtemps. Mais ça n’a pas été le cas. Il y a donc d’autres facteurs plus importants en jeu. Les employeurs sont simplement moins disposés à jouer le jeu.
- Le monde politique et le monde syndical ont-ils trop tardé à identifier le problème?
- Il y a quelques années, l’USS a d’abord forcé le Conseil fédéral à organiser une conférence sur cette problématique. Le Conseil fédéral s’y était d’abord opposé, mais le parlement avait accepté. Nous avons notamment obtenu des milieux patronaux que l’âge ne soit plus mentionné dans les offres d’emploi. Ensuite, avec la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, nous avons obtenu l’adaptation de la rente-pont. Enfin, nous avons pu obtenir un financement pour la formation, le coaching, etc.
- Mais cela n’a pas suffi à éviter l’évolution dramatique de l’employabilité des seniors depuis deux ans.
- En effet. Notamment parce que nous n’avons pas obtenu d’amélioration en matière de protection contre le licenciement abusif des travailleurs seniors qui travaillent depuis longtemps dans la même entreprise. Ces licenciements abusifs liés à l’âge sont hélas très nombreux. Vu l’absence de protection légale, il faut passer par des tribunaux, où nous gagnons souvent quand nous défendons les victimes de ces abus. Mais ce sont des démarches lourdes, chronophages, qui découragent donc beaucoup de victimes. Certaines d’entre elles ne nous signalent même pas qu’elles ont été licenciées.
- Que vous disent vos membres seniors à propos des difficultés de retrouver un emploi?
- Je reçois beaucoup de courriers et d’e-mails de gens découragés. Ces personnes me décrivent leurs innombrables postulations, leur déprime face à ces échecs à répétition. En fait, non seulement les entreprises ne les convoquent pas pour un entretien, mais la plupart d’entre elles ne leur répondent même pas. Cette discrimination presque systématique par l’âge est triste et révoltante, mais également irrationnelle, car cette catégorie de travailleuses et de travailleurs représente un réservoir de compétences très précieux. J’ai beau être économiste et travailler donc sur des données chiffrées, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il existe une tendance au jeunisme depuis quelques années.
- Est-ce que la numérisation de la société en général et du monde du travail en particulier contribue à ce phénomène de marginalisation des travailleurs seniors?
- Impossible de répondre de manière catégorique. Mais la numérisation devrait idéalement épargner les tâches les plus ingrates et les plus répétitives aux travailleurs. Les tâches qui demandent une collaboration, une certaine créativité restent réservées aux êtres humains. Et là, l’expérience des personnes de plus de 50 ans est très précieuse. Je ne vois donc pas de raison pour que les outils digitaux jouent un rôle répulsif à l’égard de cette catégorie d’âge.
- Faut-il baisser les bras et se concentrer sur un aménagement du chômage plus adapté à ces difficultés dues à l’âge ou bien faut-il répliquer à cette discrimination avec des lois contraignantes, des quotas d’embauche par classe d’âge, par exemple?
- Il faut travailler sur plusieurs plans à la fois. D’abord, rappelons une bonne fois pour toutes que ces personnes veulent travailler. Les témoignages que je reçois sont sans équivoque. Dans le programme 2019 d’impulsion des ORP en faveur des chômeurs âgés, programme conçu avec la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter et les organisations patronales, nous disposons de 60 millions de francs pour augmenter le personnel des ORP afin qu’ils puissent travailler en liaison directe avec les entreprises. Et cette collaboration marche de mieux en mieux. J’ai visité des ORP où j’ai pu vérifier qu’un fonctionnaire tutoie les responsables RH des entreprises de la région, qu’il a lié des contacts étroits et réussit parfois à convaincre un employeur d’engager un chômeur senior. C’est l’opposé de l’ORP à l’ancienne, chargé de surveiller et de sanctionner les chômeurs, un vieux modèle qui perdure malheureusement aussi. Il est regrettable en outre qu’une moitié seulement de ces 60 millions soit utilisée sous cette forme de renforcement des liens entre les ORP et les milieux patronaux. L’autre moitié est investie dans des outils plus traditionnels, comme la rédaction d’un bon CV, outils dont l’efficacité est moindre pour retrouver un job à plus de 50 ans. Il reste cependant à trouver un moyen pour empêcher les licenciements abusifs, augmenter la protection des travailleurs seniors. Enfin, nous avons certes obtenu une rente-pont pour les plus de 60 ans, en vigueur depuis l’année passée, mais cette rente reste soumise à des exigences très compliquées et le nombre de ses bénéficiaires demeure marginal.
- Est-ce qu’il y a des modèles étrangers qui pourraient inspirer la Suisse?
- Il y a des pays qui luttent beaucoup mieux que nous contre la discrimination par l’âge. Mais comme notre pays est un des meilleurs du monde dans le maintien d’un taux de chômage bas, pourquoi n’arriverait-il pas à inventer le meilleur modèle de protection pour les travailleurs les plus âgés?
- Le passage à l’indépendance, c’est une solution pour un chômeur senior?
- J’ai beaucoup de témoignages de gens qui ont tenté de monter leur petite entreprise, qui ont retiré leur 2e pilier et qui se retrouvent à l’âge de la retraite dans une grande précarité. En fait, pour réussir un tel défi sur le tard, il faut pouvoir s’appuyer sur un réseau préexistant de clients, de partenaires ou autres.
- Quand on a plus de 50 ans, il demeure plus sûr de travailler dans le public que dans le privé, non?
- Cela a changé. Notamment le phénomène de mobbing des travailleurs seniors, qui semble sévir tout autant dans le secteur public que dans le secteur privé. Et les services publics n’embauchent pas plus les seniors que le privé.
- Ce problème des seniors, est-il avant tout fédéral ou cantonal?
- Il est avant tout fédéral. Car les gens changent facilement de canton ou travaillent dans un autre canton que celui de leur domicile. Economiquement parlant, la Suisse est un pays avant d’être des cantons. Les frontières entre ces derniers sont souvent impossibles à deviner en regardant le paysage. Les solutions pour répondre à cette évolution inquiétante sont donc surtout nationales.
- Quel conseil personnel donnez-vous à une travailleuse ou un travailleur de 50 ans?
- Ne perdez jamais votre personnalité! Vous avez un nom, mais vous avez aussi un prénom. Ne perdez jamais la personnalité qu’incarne votre prénom!
«Pourquoi pas un quota d’employés par classe d’âge?»
Virginie* 60 ans, secrétaire
Cette secrétaire ayant des compétences dans la comptabilité et la trésorerie a fait plus de 1000 offres d’emploi ces six dernières années. En vain. «Et je peux vous envoyer le fichier Excel pour prouver que c’est vrai.» Virginie travaille depuis 1978 et a effectué l’essentiel de sa carrière dans une grande entreprise internationale. Ses compétences accumulées sont reconnues. Mais, en 2014, elle doit arrêter de travailler pour s’occuper de ses parents âgés et malades. Elle peut se remettre sur le marché du travail deux ans plus tard. Mais voilà: elle a désormais 54 ans. Depuis six ans, elle cumule emplois de courte durée, petits boulots, cours et même un licenciement («A cause du covid», lui a-t-on dit). «Pourquoi ne pas instaurer un système de quota par classe d’âge aux entreprises pour donner une chance à tout le monde?» suggère-t-elle. * Prénom d’emprunt
«Et dire que je dois encore payer des impôts!»
Ariane* 62 ans, assistante administrative
Cette Genevoise a travaillé vingt ans dans le social et elle se retrouve elle-même sur le seuil de la précarité. Licenciée il y a dix ans, elle cumule depuis petits boulots, chômage partiel, aide sociale d’appoint et vit des expériences absurdes ou révoltantes. Soucieuse d’élargir ses compétences et donc son employabilité, elle a passé un permis de conduire professionnel pour le transport d’enfants. Mais l’employeur organisait son horaire pour éviter de payer la cotisation LPP. Et elle était rémunérée au nombre d’enfants. Dans de telles conditions, elle a quitté cet emploi et a été pénalisée par le chômage. On lui propose ensuite un stage de six mois non payé. «Et pour couronner le tout, je suis au revenu minimum mais je dois payer des impôts», soupire-t-elle.
* Prénom d’emprunt
«Mon dossier est écarté dès la lecture de la date de naissance»
Jean-Paul* 56 ans, mécanicien de précision
Dans la mécanique de précision, au fil de ses trente-cinq ans de carrière, Jean-Paul a «fait huit métiers différents»: maître professionnel, chef d’équipe en milieu socio-éducatif, chef d’atelier dans des entreprises variées… Fin 2019, ce détenteur d’une maîtrise fédérale se fait licencier pour raisons économiques. «Comme on était toujours venu me chercher, je ne me faisais pas de souci.» Le covid et sa cinquantaine vont le faire déchanter. «Peu importent mes compétences, mon dossier était écarté dès la lecture de la date de naissance.» Le plus dur est d’avoir dû aller quémander de l’aide sociale durant deux mois: «Une humiliation.» Mais grâce à son réseau, Jean-Paul a retrouvé du travail. «C’est ça, le plus important: connaître beaucoup de gens.»
* Prénom d’emprunt
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