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Enquête

Les clubs rock de Suisse romande sont-ils voués à disparaître?

L’année 2023 a été «la pire de la décennie» outre-Manche pour les petites salles de concert, fragilisées par la pandémie de covid, boudées par les 18-25 ans et victimes de l’inflation généralisée. Une lame de fond. En Suisse romande aussi, des lieux mythiques tels que Fri-Son, Bikini Test, le Rocking Chair ou encore La Case à Chocs sont en péril.

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Le club rock La Case à Chocs à Neuchâtel: 2024 vs 2018

La Case à Chocs, à Neuchâtel, connaît une saison 2023-2024 difficile, comme d’autres adresses mythiques en Suisse romande. Les soirées à guichets fermés, à l’image ici (à g.) du passage en 2018 du groupe français Bagarre, qui vient de sortir un tout nouvel album, sont plus rares depuis la pandémie de covid.

Amina;David Marchon/MaVu

Aucun musicien ne devient célèbre du jour au lendemain. Sans les clubs de Hambourg, puis le Cavern Club à Liverpool, pas de Beatles. Une carrière, ça se construit par étapes. Sauf que la filière vacille. Publié en décembre, le rapport 2023 du Music Venue Trust (MVT), organisme chargé de soutenir l’activité des «grassroots venues», autrement dit les clubs rock au Royaume-Uni, a des accents de requiem. L’an dernier, durant les neuf premiers mois, pas moins de 125 établissements accueillant des concerts ont cessé leur activité et 38% des rescapés pataugent dans la semoule. La pire année de la décennie.

Quarante-cinq ans après sa création, le célèbre Moles, situé à Bath (sud-ouest de l’Angleterre), où Oasis, Blur, Pulp, Massive Attack, The Killers ou encore The Cure ont fait leurs gammes, a baissé le rideau. «No future». La digitalisation du secteur, l’inflation générale et la spéculation immobilière l’ont coulé.

Un chiffre éloquent? Sur les 366 clubs britanniques où s’est produit le chanteur Ed Sheeran à ses débuts, 151 n’existent plus. A Londres, des adresses comme The Standard, qui a vu défiler REM, Amy Winehouse, Adele et Alicia Keys, ou le Bush Hall (400 places), ouvert en 2001, doivent miser sur le financement participatif pour boucler leur saison. «L’ensemble de la filière est sérieusement en danger», résumait Mark Davyd, CEO du MVT, dans «The Guardian» en janvier.

Le rapport du MVT pointe un faisceau de causes convergentes: nouveaux modes de consommation, ubérisation de la société, inflation galopante (énergie surtout), hausse des charges artistiques (cachets, transport, hôtellerie, etc.), spéculation immobilière, bruit et voisinage. Vaste catalogue.

La jeunesse moins impliquée


Outre-Manche, le MVT plaide pour l’instauration d’une taxe de 1 livre sur le prix des billets des gros concerts (le foot anglais procède déjà ainsi) à redistribuer en amont. «Nous incarnons le département recherche et développement de l’industrie musicale», plaide Mark Davyd, qui y est favorable.

Mêmes causes, mêmes effets en Suisse romande, où plusieurs lieux mythiques – Fri-Son, La Case à Chocs, le Rocking Chair et Bikini Test – tremblent pour leur avenir, boudés par les jeunes. Ces derniers se font rares parmi les bénévoles, essentiels à (presque toutes) ces structures. Même l’immense Paléo Festival en a fait l’amère expérience l’an dernier. Du jamais-vu.

Véritables lieux de cohésion sociale, les clubs rock romands ont pour mission première de faire découvrir des talents, y compris régionaux. Créés en majorité au milieu des années 1980 (sauf Les Caves du Manoir, nées à Martigny en 1977) dans le sillage de feu la Dolce Vita, à Lausanne, ils ont essaimé, répondant à un vrai besoin. Ils risquent maintenant de disparaître, tels les dancings chers à nos aïeux. Quand une salle comme Fri-Son, à Fribourg, est contrainte d’organiser une soirée loto pour maintenir sa communauté soudée et grappiller quelques milliers de francs, ça sent le sapin.

 
Pour renflouer ses caisses, faire vivre la marque, entretenir et développer le sentiment d’appartenance à une communauté, Fri-Son, à Fribourg, a organisé le 1er février une soirée loto de soutien

Pour renflouer ses caisses, faire vivre la marque, entretenir et développer le sentiment d’appartenance à une communauté, Fri-Son, à Fribourg, a organisé le 1er février une soirée loto de soutien: le signe que les temps sont durs.

 
Tanja Matic

Coordinatrice romande de Petzi, la Fédération suisse des clubs et des festivals de musiques actuelles à but non lucratif, Anya della Croce, qui a travaillé à Fri-Son, se garde de tout excès d’optimisme: «Le covid a aggravé des problèmes qui existaient déjà et creusé un fossé entre les générations.» Elle soutient que la jeunesse est toujours demandeuse d’émotions musicales, ce qu’offrent les concerts, mais qu’elle choisit ses soirées avec grand soin. Aller découvrir un groupe à l’aveuglette n’est plus en vogue, sauf en festival. En plein air.

«L’offre musicale a explosé ces trente dernières années, analyse Anya della Croce, notamment dans l’est de l’Europe, limitant de fait les dates en Suisse. Notre pays est aussi confronté à un problème de concentration du marché et l’arrivée de multinationales cotées en bourse comme Live Nation, qui achètent des tournées, de grandes salles et même des festivals, bouscule tout.»

La faîtière Petzi dénonce aussi la mode ravageuse des «clauses d’exclusivité» qui empêchent par contrat des artistes bookés en festivals de se produire ailleurs durant des mois, avant et après, «y compris dans les clubs». Un procédé qui, à long terme, revient à se tirer une balle dans le pied. «Pour l’illustrer, les organisateurs du festival de Glastonbury ont publié un post éloquent sur Facebook, caviardant sur l’affiche 2024 les noms des groupes et artistes lancés dans les clubs. C’est édifiant.»

 
Pour alerter sur la situation des clubs rock, en péril, le festival de Glastonbury (GB) a posté sur Facebook une image de son affiche 2024 sans les groupes et artistes qui y ont débuté

Pour alerter sur la situation des clubs rock, en péril, le festival de Glastonbury (GB) a posté sur Facebook une image de son affiche 2024 sans les groupes et artistes qui y ont débuté. Eloquent.

glastonburyfestivals.co.uk

«Le business de la musique est en profonde mutation, poursuit-elle. La numérisation a fait exploser les activités casanières (jeux vidéo, paris en ligne, Pay TV, livraison de repas, ndlr). On sort moins. Les politiques détiennent une partie de la solution, en fonction du rôle social qu’ils veulent bien reconnaître aux clubs. Je note qu’à Lausanne, ville qui consent de gros efforts, la culture est dirigée par Michael Kinzer, un ancien de Fri-Son, qui connaît la réalité de notre milieu.»

Non sans malice, Anya della Croce rappelle qu’à leur création les mêmes clubs rock «refusaient toute subvention». Une posture d’indépendance aujourd’hui impensable. Concernant la génération Z, celle des écrans, elle relève qu’elle «n’a pas dû se battre pour créer et faire perdurer les clubs existants. La mobiliser pour les sauver ne sera pas simple.»

A l’heure de la communication H24 sur les réseaux sociaux, la coordinatrice de Petzi estime que les clubs romands devraient mieux valoriser leur récit propre. Un mythe, ça s’entretient. Elle cite l’exemple de Fri-Son qui, pour ses 40 ans, a produit un podcast en six épisodes revenant sur son histoire et soulignant ses différents rôles. Emmené par une équipe essentiellement féminine fière de sa programmation, Fri-Son n’en barbote pas moins dans l’incertitude: «La situation est compliquée, confie la secrétaire générale, Léa Romanens. Le public peine à se renouveler. On n’a aucune réserve financière. Il y a une insécurité monstre sur l’avenir de la salle et c’est dur à vivre, même si je reste convaincue que les gens ont encore besoin de partager des expériences.»

«Fri-Son fait rayonner la ville de Fribourg et le canton, poursuit-elle. Ce qui me gêne fortement, c’est qu’on est peu soutenus par rapport à d’autres lieux culturels fribourgeois. On n’est pas suffisamment légitimés par les pouvoirs publics qui, malgré notre statut d’utilité publique, nous situent souvent en marge.»

Sa collègue Maelle Chenaux, coresponsable communication de Fri-Son, ne souhaite pas accabler la «génération covid». «Ces jeunes-là sont frappés d’anxiété sociale. Ils évitent les lieux clos et bondés pour ne pas se mettre en danger, vont moins à l’aventure.»

La salle de concert Fri-Son à Fribourg

Installés dans leurs régions respectives depuis fort longtemps, les clubs rock romands ont beau être des lieux mythiques, ils traversent tous une phase de turbulences. Ils peinent en particulier à renouveler leur public, malgré une programmation en phase avec l’époque.

Fri-Son

Au Rocking Chair (RKC), à Vevey, Laure-Anne Cossu, coresponsable de la programmation, partage cette analyse: «Les jeunes s’amusent autrement. C’était déjà une tendance avant le covid, mais ça s’est accentué. Pour moi, l’aspect financier est central. Une soirée en club, avec une entrée entre 15 et 30 francs, les boissons au bar, voire le taxi pour rentrer, ça chiffre.»

Absence de vision pérenne


La récente venue du groupe de hip-hop américain The Pharcyde, créé en 1989, a permis au RKC de faire salle comble. Un fait devenu rare. Prise de risque payante, malgré un cachet plus élevé. Faut-il reconduire cette stratégie, privilégiée avec succès par Les Docks à Lausanne? Pourquoi pas, si l’aide suit. «Le canton de Vaud nous a surpris en augmentant notre enveloppe», révèle Laure-Anne Cossu. Un emplâtre sur une jambe de bois, malgré tout. «Les pouvoirs publics savent nos difficultés, pourtant ils continuent de réévaluer le barème des subventions sans vision pérenne. Lorsque les politiques réagissent, c’est souvent... trop tard. On nous suggère déjà de réduire la voilure. Cela dit beaucoup de la façon dont les pouvoirs publics nous perçoivent.» Un constat largement partagé.

A La Chaux-de-Fonds, Joan Dubois, programmateur de Bikini Test depuis 2012, ne dit pas autre chose: «Au niveau politique, c’est délicat. La musique se professionnalise, or on a de la peine à avoir du soutien de la ville. Depuis dix ans, notre enveloppe n’a pas évolué.» D’après lui, «c’est la culture rock qui s’épuise. Moi, à 15 ans, je me glissais à Bikini parce que le mot «rock» était imprimé sous le nom du groupe. Ça me suffisait. J’avais confiance. Aujourd’hui, le jeune public veut voir une vidéo sur YouTube avant d’aller au concert. Il y a moins de spontanéité dans l’acte de sortir.»

Malgré une identité puissante, Bikini Test rame. «Je me demande si le modèle d’association qui est le nôtre est encore viable. On se bat tous les jours pour survivre, le terme n’est pas exagéré.» Joan Dubois cible aussi la presse. «Quand je vois les journaux tartiner sur Paléo, qui sera complet de toute façon, et négliger les structures en péril, je ne comprends pas.»

Clauses d’exclusivité pénalisantes


Dans le bas du canton, à Neuchâtel, la situation de La Case à Chocs est «très instable», confie Joy Kowalczyk, responsable communication et presse en fin de mandat. «La baisse d’affluence est spectaculaire, même si des soirées ont cartonné. Les habitué(e)s se font rares et la curiosité n’est plus un motif suffisant pour attirer les plus jeunes.» La fin d’une ère. Comme Fri-Son, La Case à Chocs a dû organiser une soirée de soutien, le Loto Alterno, cette saison sur deux jours. Son succès a mis un peu de baume au cœur à l’équipe.

«La mission de La Case à Chocs n’est pas de proposer des artistes installés», insiste Joy Kowalczyk, qui rejoint Anya della Croce sur les dégâts occasionnés par les «clauses d’exclusivité suisse qu’exigent de plus en plus de festivals». Une concurrence que tous les clubs jugent déloyale.

Joy Kowalczyk rappelle que les clubs ont longtemps été des lieux de rencontres. «On allait parfois y flirter. Aujourd’hui, cette phase d’approche se fait en priorité devant un écran, à domicile, sans parler du contexte très anxiogène de 2024, qui favorise le réflexe d’isolement.»

Et les acteurs privés du secteur, comment s’en sortent-ils? Propriétaire des Citrons Masqués, à Yverdon-les-Bains, depuis juin 2018, Pierre-Yves Duvoisin soupire. «Depuis quelques mois, la situation s’est passablement compliquée. Baisses de la fréquentation et des consommations. Comme nous ne sommes pas une association à but non lucratif, on touche très peu de subsides. Du coup, on travaille à un changement de statut. La ville reconnaît le rôle culturel des Citrons Masqués, mais les démarches prennent beaucoup de temps et, dans l’intervalle, il faut tenir… J’avoue que l’avenir des Citrons Masqués me préoccupe.» En attendant, pour surnager, Pierre-Yves Duvoisin loue sa salle. En passant, il relève que si la techno fait recette, les nombreux collectifs d’organisation se cannibalisent. Même constat à Neuchâtel.

Seule éclaircie dans ce ciel anthracite: Les Caves du Manoir, à Martigny (VS). «On réalise la meilleure saison de notre histoire, pour la deuxième année consécutive, relève Mathieu Roduit, président et directeur de l’association qui gère le club depuis 2016. En huit ans, la fréquentation a triplé!» Une exception. «On a toutefois le même problème avec le jeune public, qui vient très peu, tempère-t-il. Notre chance, c’est la capacité réduite de la salle qui permet de mieux jauger les risques.» Bénévole aux Caves, Mathieu Roduit s’apprête à rendre son tablier pour privilégier son métier de professeur. Un signal alarmant là encore.

L’occasion de décocher une ultime flèche est trop belle: «Notre secteur manque de reconnaissance des pouvoirs publics. Pour moi, les politiques ne veulent pas se poser les vraies questions, par exemple: quel est le coût réel, en termes de subventions, d’une entrée dans un club rock par rapport à une place de théâtre, un siège à l’opéra ou un accès au musée? Pour les collectivités, il est moindre, donc rien ne justifie une différence de traitement. Ça suffit. Je rappelle enfin que notre mission, en tant qu’association à but non lucratif, c’est de faire vivre la culture, pas de faire de l’argent.»

Les clubs romands en chiffres

Fri-Son
Lieu: Fribourg
Année de création: 1983
Capacité: 1200 places
Budget annuel: 1,8 million de francs

Bikini Test
Lieu: La Chaux-de-Fonds
Année de création: 1992
Capacité: 400 places
Budget annuel: entre 350 000 et 400 000 francs

Rocking Chair
Lieu: Vevey
Année de création: 1992
Capacité: de 300 à 500 places
Budget annuel: 750 000 francs

La Case à Chocs
Lieu: Neuchâtel
Année de création: 1991
Capacité: 750 places
Budget annuel: 2 millions de francs

Les Caves du Manoir
Lieu: Martigny
Année de création: 1977
Capacité: 200 places
Budget annuel: 520 000 francs

Les Citrons Masqués
Lieu: Yverdon-les-Bains
Année de création: 1997
Capacité: 200 places

Par Blaise Calame publié le 16 avril 2024 - 10:39