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Viticulture

Marie-Thérèse Chappaz: «Etre sous les feux de la rampe est gratifiant, mais c'est le terroir qui doit être honoré!»

A 62 ans, la célèbre vigneronne valaisanne Marie-Thérèse Chappaz crée la sensation. Distinguée par le Robert Parker Wine Advocate, un guide américain mondialement reconnu pour son expertise en matière de vins, la viticultrice a obtenu la note de 100 sur 100. Une prouesse pour un vin suisse. «L'illustré» l'avait rencontrée en 2021 alors qu'elle venait d'obtenir le titre de meilleure vigneronne de l'année. Elle évoquait ses rêves de femmes. Confidences.

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M.T. Chappaz

Après un an d'élevage en fût de chêne, l'heure est venue d'appréhender la maturité du nectar avant sa mise en bouteilles. 

Sedrik Nemeth

Adolescente, elle rêvait de devenir sage-femme. Elle mettra finalement au monde des vins parmi les plus prisés et les plus distingués du pays. Plus qu’un nom, Marie-Thérèse Chappaz est aujourd’hui une marque, un label de haute qualité ayant largement débordé nos frontières. Rien ne destinait pourtant cette jeune fille espiègle à devenir une vigneronne respectée et adulée. Rien, jusqu’à ce que son père, avocat, lui confie une petite vigne, à 17 ans, qu’elle possède toujours. Le déclic pour une passion qui ne la quittera plus.

Quarante-cinq ans après, la nièce de l’écrivain Maurice Chappaz et petite-nièce du conseiller d’Etat Maurice Troillet ne cesse de truster les honneurs. «Vigneronne de l’année» du GaultMillau (1996), Lady of Wine lors du Villa d’Este Wine Symposium de Côme (2015), Icône du vin suisse (2016) ou encore meilleure vigneronne de l'année 2021. Pour ne citer que les plus prestigieux. Elle obtenait 99 points sur 100 en 2017 au célèbre guide Parker, une première pour des vins helvétiques. Autant de succès qui la propulsent dans la lumière, un peu contre son gré, elle qui affirme que c’est à l’ombre de ses ceps qu’elle se sent le mieux. Confidences d’une acharnée du travail qui, au sortir d’un millésime compliqué, prend la résolution de laisser un peu plus de place à la femme qui se cache derrière la vigneronne.

M.T. Chappaz

L’ingénieure agronome spécialisée en œnologie, diplômée de l’Ecole d’ingénieurs de Changins, où elle a travaillé six ans, contrôle le niveau pour la mise en bouteilles afin que le vin ne soit pas trop en contact avec le bouchon.

Sedrik Nemeth

-Après avoir été tant de fois honorée, ressent-on toujours le même plaisir?
- Marie-Thérèse Chappaz: Bien sûr. Même si être sous les feux de la rampe aussi longtemps me gêne un peu, une marque de reconnaissance pour son travail est toujours très gratifiante. Surtout cette année, où il a fallu bagarrer pour sauver la récolte. Cela dit, je préférerais que ce soit le terroir qui soit honoré. C’est lui qu’il faut mettre en valeur. Comme en Bourgogne, où ce sont les appellations qui sont réputées, pas les propriétaires.

- Votre récolte, vous l’avez sauvée?
- Oui. Mais il ne fallait «pa capona», comme on dit en patois (ndlr: «ne pas baisser les bras»). Après le gel d’avril, les pluies chaudes se sont enchaînées, qui ont favorisé l’apparition du parasite mildiou sur les grappes, ce qu’aucun ancien n’avait jamais vu. Au lieu des dix traitements habituels, ce qui est déjà énorme, il a fallu en faire 17. Pour ne rien arranger, certaines vignes ont ensuite subi des attaques de la mouche suzukii, ce qui nous a contraints à trier et à couper le pédoncule des graines. Je ne vous cache pas avoir été un peu découragée. Heureusement, grâce à ce travail méticuleux, la qualité est là.

- De quoi entamer votre motivation?
- Maintenant que le raisin est en cave, on essaie d’oublier les mauvais moments. A vrai dire, je crois que rien ne pourra altérer ma passion. En revanche, j’aimerais changer un peu de rythme.

M.T. Chappaz

Main de maître. La vigneronne prend soin d’observer la viscosité des lies après le pressurage, ce qui lui permet d’estimer la quantité de matières en suspension, telles que les levures mortes.

Sedrik Nemeth

- C’est-à-dire?
- M’occuper plus de la vigne. J’adore le vin et la vinification, mais ce qui me plaît avant tout, c’est la culture du raisin et l’embellissement du paysage. Je n’arrêterai jamais, sauf si je tombe malade ou si je meurs, ce qui peut arriver à mon âge. Mais j’ai envie de prendre plus de temps pour faire les choses, plus de plaisir, d’avoir plus de congés aussi.

- C’est une façon de passer la main?
- Pas vraiment. J’ai la chance d’avoir un maître de chai et des employés fantastiques sur qui je peux m’appuyer. Ma fille de 32 ans, Pranvera, architecte, commence elle aussi à s’impliquer. Grâce à eux, j’ai pu passer plus de temps dans les vignes, à contrôler le raisin, le goût, le mûrissement, les tris.

M.T. Chappaz

On peut être célèbre et maintes fois honorée, on n’échappe pas aux tâches manuelles d’une cave viticole. Y compris celle du nettoyage après avoir pressé la vendange.

Sedrik Nemeth

- En un mot, la retraite n’est pas pour demain?
- Non. Ou alors une retraite active. J’ai des tas de projets au-delà de mes 15 hectares de vigne. Et deux petits-enfants qui grandissent et qui s’impliqueront peut-être un jour à leur tour. Ce métier, il ne faut le faire qu’à condition de l’aimer. Sinon, c’est trop dur. C’est comme dans un couple. Quand on aime, on peut supporter beaucoup.

- L’amour justement. Vous l’avez rencontré dit-on…
- C’est vrai. Il y a un peu plus d’une année, j’ai rencontré Alain, un Valaisan qui n’a rien à voir avec le monde du vin et qui m’accepte avec mes qualités et mes défauts, qui apprécie mon côté authentique et qui n’essaie pas de me changer. Ça fait du bien. Nous habitons ensemble, sur les hauts de Fully, mais nous cherchons une maison.

M.T. Chappaz

Les plus anciennes vignes cultivées par la Valaisanne ont été plantées en 1924 par son grand-oncle, Maurice Troillet. Avec la vendange 2021, promise à une belle qualité, Marie-Thérèse Chappaz fêtera le 33e millésime de son éblouissante carrière.

Sedrik Nemeth

- Un mariage en vue?
- Qui sait. Il fallait peut-être attendre d’être sexagénaire pour rencontrer l’âme sœur.

- Vous allez quitter la maison de vos ancêtres et de la famille, à La Liaudisaz?
- Oui et non. Nous la garderons, bien sûr. Mais j’envisage de l’aménager différemment, pour que les gens puissent en profiter. Il y a un grand jardin, une tonnelle, une vue magnifique sur la plaine, des oliviers, de la glycine. J’aimerais en faire un endroit intime, inspirant, pour que de petits groupes de trois ou quatre personnes puissent en jouir, manger de bons fromages, de bons desserts, boire de bons vins, de bonnes choses, tout en écrivant ou en composant. Une sorte de café-jardin où il fait bon se détendre.

M.T. Chappaz

Goûter, évaluer, noter à périodes régulières la maturité des vins, Marie-Thérèse Chappaz suit méthodiquement et religieusement l’évolution de chaque chai.

Sedrik Nemeth

- Vous vous dites «il est temps que je réalise mes rêves de femme après ceux de la vigneronne»?
- Un peu, oui. Bien que la vigneronne rêve encore de faire un vin des glaciers et d’aménager sa cave de façon à pouvoir travailler les barriques par gravité, par exemple. Mais maintenant, je ressens le besoin de mieux vivre, de m’adonner à mes autres passions. La randonnée, la montagne, la lecture, passer du temps avec mes amis. J’ai envie d’être plus cool avec moi et avec les autres.

- On raconte que travailler avec vous n’est pas toujours simple, qu’avec le temps le clash est presque inévitable...
- Je suis très exigeante. Toujours à fond. Je m’investis sans calculer, sans m’économiser. C’est mon caractère. Le bon côté, c’est que je suis aussi généreuse dans la vie que dans l’engagement. Mais je le reconnais, j’ai tendance à trop juger la réaction des autres. Je dois accepter nos différences, en faire un atout. Ce n’est pas facile, mais j’y travaille. Je me suis juré de prendre les choses avec plus de légèreté, de m’adoucir.

M.T. Chappaz

Marie-Thérèse dans les bras de son père, Claude, en 1967, entourée de son frère, François-Xavier, décédé en 1995, et de ses sœurs, Emmanuelle et Romaine.

DR

- Vous êtes une solitaire?
- C’est peut-être l’image que je reflète, mais je ne le vis pas comme ça. Au contraire, je ne me sens jamais seule. Je sens la présence de mes ancêtres en moi. Ils sont là, ils m’aident, me donnent de l’énergie. C’est d’eux que provient ma force.

- La famille, c’est important pour vous?
- Très. J’entretiens des rapports très forts avec mes trois sœurs et ma sœur de cœur vietnamienne, Tuc, que nos parents ont accueillie avant même la naissance de ma sœur cadette. Ma mère était photographe animalière et mon père juriste, tout en étant très proche de la nature. Ce sont eux qui m’ont donné le goût de la vie en plein air. Je leur en serai éternellement reconnaissante.

- Vous dites vouloir prendre un peu de recul. On imagine que vous en avez les moyens, après trente-quatre ans de succès...
- Il est vrai que mon nom et ma réputation sont des atouts. Cela dit, je ne compte pas les heures que je passe avec mes clients qui, avec les années, sont devenus des amis pour la plupart. Je réponds également autant que je peux aux invitations, en Valais, en Suisse et à l’étranger, quand bien même elles ne sont pas commerciales. Rien ne tombe jamais du ciel.

>> Lire aussi: Quel vin suisse dans dix ans?

M.T. Chappaz

Les plus anciennes vignes cultivées par la Valaisanne ont été plantées en 1924 par son grand-oncle, Maurice Troillet. Avec la vendange 2021, promise à une belle qualité, Marie-Thérèse Chappaz fêtera le 33e millésime de son éblouissante carrière.

Sedrik Nemeth

- Certains regrettent que vos vins ne soient pas abordables à toutes les bourses…
- Ah bon? Avec le travail qu’exigent des vignes en coteau et le faible rendement que nous privilégions, je trouve qu’une dôle à 23 francs, un fendant à 20 francs ou un pinot à 30 francs n’est pas exagéré. On est loin des prix des vins grisons par exemple. Alors oui, j’ai un ermitage à 55 francs, mais par rapport à la sélection, au travail qu’il demande et à l’âge de cette vigne bientôt centenaire, cela m’apparaît être un prix trop bas.

- Quand vous entendez qu’un vigneron du calibre de Didier Joris est découragé au point de vouloir arrêter le métier, vous pensez quoi?
- Ça m’interpelle, bien sûr, mais je pense qu’il aime trop ses vignes pour le faire. Après, je comprends son accablement et je loue son courage de donner un coup de bâton dans la fourmilière en dénonçant les problèmes qui plongent le secteur dans la crise. Des pays comme la France ou l’Italie produisent un tiers de plus que ce qu’ils consomment alors que nous produisons 35% de ce que nous consommons. Quand on fait de la qualité, qu’on travaille le produit avec respect, ce n’est pas normal de ne pas pouvoir vendre son vin ou pas à son juste prix. Le politique doit abaisser les quotas d’importations et démontrer une vraie volonté de garder notre agriculture. C’est une question de vie ou de mort pour beaucoup de vignerons. Certains disent: «Produisons moins.» Mais si on produit 25%, qui dit qu’on vendra mieux?

>> Lire aussi: Didier Joris: «J’arrache tout!»

- Vous étiez engagée à l’interprofession pour tenter de trouver des solutions...
- J’ai démissionné. Ça m’aurait plu de faire de la politique, de défendre les intérêts des paysans, de faire comprendre aux gens que les paiements directs ne sont pas des subventions mais un salaire pour entretenir le paysage, ce qui coûte bien moins que payer des fonctionnaires. Quand vous roulez dans la vallée d’Aoste et que vous voyez ces vignes abandonnées, ces murs écroulés, est-ce cela que nous voulons chez nous? Ça m’aurait plu, mais il ne faudrait faire que ça, ce que je ne peux pas, ou alors en m’épuisant. Et puis, je l’admets, ma carrière d’indépendante favorise plus mon côté dictateur que consensuel. Alors voilà…

M.T. Chappaz

Egalement au chalet familial de Ravoire, bébé, avec sa maman, Renée, et les trois chiens de la famille.

DR

- Pas votre truc en somme…
- J’ai une vision et une conception traditionnelles de la vie. Je privilégie le côté social à la rentabilité. A l’époque, les paysans livraient par exemple leur lait à la laiterie. Ils rencontraient leurs collègues, échangeaient autour d’un café. Aujourd’hui, un camion passe chez eux. C’est plus rentable mais ils ne voient plus personne. Et dépriment. S’isolent alors que, pour faire ce métier, on a au contraire besoin de beaucoup d’amitié, d’écoute, d’échanger ses expériences. Je le ressens moi-même en ayant opté depuis plus de vingt ans pour la biodynamie. Quand je suis un peu démoralisée, je passe un week-end avec des collègues et j’en reviens toute requinquée.

- A ce propos, il semble que, malgré un siècle de pratique, la preuve scientifique du bienfondé de la biodynamie n’est pas encore établie…
- A-t-on toujours besoin d’une preuve? Est-ce que notre goût, notre œil, notre sensibilité ne sont pas des preuves? Est-ce que, ajoutés à mon intuition et à mon instinct, ils sont moins probants que des graphiques sur des ordinateurs? Je ne crois pas. Personnellement, je sens au fond de moi si je fais juste ou pas. Je le constate aussi par rapport à la pourriture, à la taille des grappes, des graines, à l’état des sols, à l’équilibre et à la vigueur de la vigne si je me trompe ou pas. Si je devais recommencer à zéro, j’aurais au moins cette certitude: je le ferais avec la biodynamie.

M.T. Chappaz

Repas de midi après les vendanges du jour avec l’équipe, et on déguste un millésime des années précédentes. Sur la bouteille, la célèbre étiquette, inspirée d’une photo de la vigneronne à l’âge de 30 ans.

Sedrik Nemeth

- Tout autre chose. A l’heure où la parole des femmes se libère, comment avez-vous vécu votre intégration et votre vie de vigneronne dans ce milieu très masculin?
- Très bien. Evidemment, au début, certains m’ont vue arriver avec un petit sourire en coin. Mais jamais quelqu’un ne s’est montré irrespectueux ou misogyne. Au contraire, les vieux vignerons m’ont beaucoup soutenue, aidée, conseillée. Aujourd’hui, les hommes se plaignent même que le capital sympathie dont jouissent les vigneronnes leur permet d’avoir plus de visibilité qu’eux. Auprès des médias en particulier. On ne va pas s’en plaindre…

- C’est ce message de force tranquille que vous voulez passer avec la photo de votre visage sur vos étiquettes?
- En fait, c’est une idée de Didier Joris. Son conseil tombait d’autant mieux que mes amis disaient que mes étiquettes faisaient un peu vieille fille. J’ai donc adopté ce modèle qui n’a pas vieilli, je trouve, contrairement à moi puisque j’avais 30 ans sur la photo…

Par Christian Rappaz publié le 5 novembre 2021 - 09:02, modifié 2 mars 2023 - 11:08