Six années de «gestation» et deux heures de maquillage pointu séparent Pascal Pellegrino de Djazzza Leoparda, l’alter ego drag-queen que ce journaliste de profession s’est joyeusement inventé sur le tard, «pour m’amuser et amuser les autres à presque 60 berges». «J’ai installé une loge tout exprès dans le local du boiler pour procéder à cette métamorphose. Ma fille s’en réjouit et elle est d’ailleurs la première à s’en servir…» explique tout sourire le Vaudois, en ouvrant la porte de cet espace souterrain sous le regard intense d’une statue grandeur nature d’inspiration pop art du légendaire Cassius Clay.
Car si le rédacteur en chef du «Journal de la région de Cossonay» réalise actuellement un petit rêve en ayant loué en privé un petit théâtre lausannois pour faire naître ce personnage de drag-queen fantasque, le plus grand rêve de sa vie a déjà été réalisé depuis longtemps et porte le doux prénom de Roxane. On saura seulement que cette jeune fille a 17 ans, est baptisée et bonne élève, qu’elle encourage son père dans son nouveau et renversant projet artistique, mais guère plus. Car ce dernier protège jalousement celle qu’il a amoureusement conçue en 2007 avec une amie homosexuelle, à une époque où l’homoparentalité figurait en pole position des sujets tabous.
Un «papa gay» qui fait le buzz
Pascal Pellegrino a témoigné de cette paternité, à la fois pas comme les autres et comme bien d’autres, dans un petit livre autobiographique remarqué paru en 2009 aux Editions Favre et intitulé «Papa gay, lettre à mon enfant interdit». En 2016, ce témoignage fort lui avait valu d’être l’invité de Frédéric Lopez dans l’émission «Mille et une vies» sur France 2. L’animateur vedette avait alors été si touché par l’authenticité de cette confession sans filtre qu’il avait improvisé, à la surprise de tous, son propre coming out! Mais revenons-en à nos moutons – ou plutôt à notre raie, puisque c’est de cet animal aquatique que Djazzza Leoparda tire son nom.
Quintessence du stand-up
Les drag-queens? Bien sûr, Pascal Pellegrino avait croisé quelques-unes de ces «créatures», dont l’acronyme signifie «dressed as a girl» (soit «habillé comme une fille» en français), sur son parcours d’homme gay. Mais cela n’avait pas réveillé l’homme de spectacle créatif que le journaliste est aussi. «Quand j’ai dirigé la rubrique people du quotidien «Le Matin» ou chez «TV Guide», j’avais bien eu l’occasion d’écrire quelques articles sur RuPaul, que je trouvais assez formidable dans son genre, mais rien de plus», se souvient-il en agitant ses bras longilignes de nageur. Puis, voici six ans, le pape américain des drag-queens ressurgit l’air de rien dans sa vie via le télécrochet à succès «RuPaul’s Drag Race» qui a essaimé depuis dans 16 pays. «Des amis me tannaient pour que je regarde cette émission mais, n’étant pas féru de téléréalité, j’ai mis du temps à leur obéir», se souvient Pascal Pellegrino.
Et lorsqu’il le fait finalement, le Vaudois est fasciné par le côté hyper-créatif de ce programme et par sa variété. «Ces «showmen» savent jouer, danser, chanter, improviser, se maquiller et même coudre. Ce sont de véritables performeurs! Pas simplement des hommes qui se déguisent en femme.» Lui y voit la quintessence du stand-up, où l’on est seul face à un public qu’il faut embarquer avec soi, quitte à improviser – ce qu’il sait faire à merveille, ayant été chauffeur de salle à la RTS. A l’aise dans sa peau d’homme bien masculin et bientôt sexagénaire (en 2025), il y voit «une occasion d’exprimer totalement et puissamment une partie de [lui] avec exubérance et comme un exutoire». Car, dit-il en riant, «ainsi sur scène, ce type de représentation est un feu d’artifice que dans la vie réelle on ne peut pas s’accorder au quotidien, et heureusement d’ailleurs».
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Le déclic a eu lieu en 2022, à Bruxelles, lorsque son ami Mocca Bonè, ancien danseur du Béjart Ballet devenu drag-queen à barbe et à succès, le maquille «pour essayer»; puis lorsque son compagnon lui confectionne une robe de soirée sur mesure. «Les rêves se renforcent lorsque d’autres t’accompagnent pour les réaliser; leur implication a même le pouvoir de les solidifier...» commente joliment Pascal Pellegrino.
Le Vaudois avoue aussi être touché par les confessions des participants jalonnant les épisodes de «RuPaul’s Drag Race». «Ce sont des êtres humains, presque exclusivement homosexuels, dont le parcours mêlé de joies et de souffrances fait écho au mien.» Et l’homme de se raconter: «La découverte progressive de ma préférence sexuelle durant la préadolescence a été une déflagration pour moi. Je le vivais très mal et la scène a constitué un refuge salvateur et même une sorte de thérapie à cette époque», confie sans ambages le résidant de Forel (VD). Il s’est caché à lui et aux autres de l’adolescence à ses 27 ans, «âge canonique» où il a enfin fait son coming out.
Ouverture par la scène
Pascal Pellegrino est l’aîné d’une fratrie de deux. Son papa, décédé l’an dernier, fut syndic de Morges. «Dans les années 1970, l’homosexualité était taboue. Enfant et adolescent, j’étais maladivement timide. Je me recroquevillais sur moi pour ne pas affronter le monde. Je me suis reconnecté à la société grâce à ma passion pour le dessin et la caricature, puis le théâtre m’a fait découvrir soudainement que cette société à laquelle je ne parvenais pas à m’intégrer m’applaudissait sur scène. Cela a constitué un renversement salvateur», explique celui qui fut de 2016 à 2020 directeur de la Maison du dessin de presse à Morges. C’était à l’occasion d’un rôle dans «Le négociant de Besançon», pièce de boulevard bien connue de Tristan Bernard. Il y en a eu bien d’autres, au point que, en 1991, le Romand s’installe deux années et demie à Paris pour suivre les cours du Studio Pygmalion de Pascal-Emmanuel Luneau en rêvant de devenir comédien. Mais la passion de l’écriture le ramène en Suisse.
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«J’aime les gens, les rencontrer, les raconter ou leur transmettre des informations», résume-t-il. Le quinquagénaire, féru de chant et de karaoké, est un professionnel apprécié et reconnu dans le monde de la presse et notamment dans le dynamique hebdomadaire local qu’il dirige et où il fédère une vingtaine de pigistes, pour la plupart amatrices et amateurs, derrière son enthousiasme. Dans l’univers des drag-queens, il se présente en revanche modestement comme un «apprenti»: «Je suis sur la ligne de départ et donc loin d’atteindre la vitesse de croisière à l’image de drags de la scène romande que sont Lola Collins, Romeo Colchic, Azuria Addams, Catherine d’Oex, Eva Detox et bien d’autres», tempère-t-il.
Le Vaudois est tout étonné que «L’illustré» s’intéresse à son histoire. Etonné, voire un peu flatté et un peu méfiant aussi. Avouons que son initiative peut sembler un brin casse-gueule. Ces derniers mois, en effet, les drag-queens n’ont pas bonne presse. En France comme en Suisse, de nombreux parents n’ont pas apprécié que ces créatures s’imposent dans les imaginaires de leurs enfants à l’occasion de lectures de contes organisées du côté de Vevey, Genève, Martigny ou Epalinges. Et, en février, un stage de drag-queen pour enfants, ouvert dès 11 ans, suscitait une large indignation avant d’être finalement annulé du côté de Mérignac, près de Bordeaux, en France.
Mais la démarche de Pascal Pellegrino, elle, ne se veut ni woke, ni militante «et encore moins provocatrice». Et ce catholique convaincu de confier en guise de conclusion: «Le commandement qui a guidé toute mon existence est le fameux «tu aimeras ton prochain comme toi-même». Et ça, je peux le faire à travers la bienveillance et le divertissement que j’espère procurer à un public. Même sur une scène et même dans la peau de Djazzza Leoparda!»
>> Pour en savoir plus sur l'alter ego de Pascal Pellegrino: www.djazzza.com