Un cœur palpite. Ses pulsations affolées remplissent l’espace, se répercutent sur les murs à une vitesse de plus en plus folle, jusqu’à donner l’impression de battre la chamade dans la poitrine du spectateur. Cette fascinante immersion est l’une des nombreuses prouesses du spectacle «Sorcière». Pendant les prochaines semaines, les pierres anciennes du temple Saint-Vincent, qui ont fêté leurs 500 ans le 5 mai dernier, vont vivre au rythme d’un procès de sorcellerie. Une reconstitution des événements tragiques qui ont agité la Romandie pendant plus de trois siècles.
On estime à 60 000 le nombre de personnes qui ont été brûlées sous ce prétexte en Europe entre le XVe et le XVIIIe siècle, dont 6000 rien qu’en Suisse et 2000 pour le seul Pays de Vaud. Saint-Vincent n’a jamais abrité de tels procès, mais le château de Chillon tout proche est connu pour avoir été un important lieu de détention dans le cadre de ces affaires. Quant aux bûchers, ils ont été nombreux à être érigés entre La Tour-de-Peilz et Aigle. C’est dire si la tenue d’une œuvre comme «Sorcière» a sa raison d’être dans la région.
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L’intrigue se déroule au début du XVIIe siècle. Louise, une jeune femme sans histoire incarnée par Alizé Oswald, est jugée pour avoir conspiré avec le diable. Un magistrat aux idées préconçues, qui prend les traits du chanteur valaisan Pascal Rinaldi, va lui faire subir plusieurs interrogatoires afin de lui arracher des aveux. L’idée de ce spectacle a germé dans l’esprit de Christophe Farin, passionné d’histoire et de comédies musicales, à l’époque de la pandémie de covid. Il prend alors contact avec Alizé Oswald et Xavier Michel, alias Aliose, et ils écrivent ensemble «Nos vies pendules», en guise de test. La démo plaît aux décisionnaires, l’aventure est lancée.
Un respect historique constant
Bien que le procès de Louise soit fictif, certains extraits sont inspirés d’archives historiques, notamment au niveau des dialogues. Titulaire d’un Master of Arts en histoire, Xavier Michel s’est adonné à un travail de recherche méticuleux pour que le spectacle soit le plus pertinent possible. Il a ensuite soumis le texte à Martine Ostorero, historienne spécialiste de la chasse aux sorcières en Suisse romande et professeure associée à l’Université de Lausanne, qui l’a trouvé très convaincant. A l’origine, il n’était pas prévu qu’Alizé monte sur scène. Après quinze ans à défendre Aliose, elle a besoin de nouveaux défis. D’aller explorer d’autres facettes artistiques qui sommeillent en elle. «Depuis quelque temps, l’écriture prend le dessus sur le reste, confiait-elle fin janvier, lors des derniers enregistrements de l’album qui regroupe les 14 titres du spectacle. Je me sens tellement alignée quand j’écris. En fait, c’est la création qui m’épanouit le plus.» Mais à force de poser sa voix sur les différents titres pour les versions de démonstration, la décision s’impose. Elle incarnera l’accusée.
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«J’ai accepté parce que je me sens apte à défendre le rôle, poursuit-elle. Louise est une femme banale, j’aurais pu être cette fille. Les personnes accusées de sorcellerie durant cette époque n’étaient pas que des figures féministes, comme on a tendance à les voir aujourd’hui. Il s’agissait souvent de femmes communes, mais on condamnait aussi des hommes et même des enfants.» Avec ce rôle, Alizé revient à ses premières amours. Petite, elle se destinait au théâtre. «A l’époque, je me sentais à ma place sur les planches. Aujourd’hui, j’ai l’impression de repartir à zéro.» Pour se remettre dans le bain, elle prend des cours avec une coach en compagnie de Mané, qui interprète Pernette, la petite sœur de Louise. Ensemble, elles travaillent sur les émotions intenses. «C’est passionnant!» assure-t-elle dans un sourire.
Un spectacle très immersif
On la retrouve fin avril en compagnie de ses acolytes à Pully. Ils se sont installés dans une salle de répétition pour commencer la création scénique du spectacle, en attendant que le décor soit monté au temple. Les premiers essais sont un peu timides. Il faut apprendre à occuper l’espace tout en sachant son texte. Mettre en place les interactions avec ses partenaires, anticiper les réactions du futur public. Les applaudissements vont-ils couvrir l’ambiance sonore spatialisée, imaginée par Félix Bergeron? Les premiers tests sont saisissants. Battements de cœur, murmures, cris, acouphènes, ricanements, autant d’éléments préenregistrés qui donnent l’impression de faire corps avec Louise et de suivre ses divagations de l’intérieur, au fil des tortures et des interrogatoires à répétition. L’ambiance est hypnotique. Après une pause bien méritée, direction Lausanne et l’atelier de Tania D’Ambrogio, la costumière. Il est temps pour les quatre interprètes principaux de découvrir leurs tenues de scène. Elles ont été élaborées sur les indications de Sophie Pasquet Racine, la metteuse en scène, qui les rejoindra plus tard. Ses costumes, Tania les a voulus plutôt contemporains, même s’ils gardent les codes d’antan. Un travail au long cours, puisque les premières mesures ont été prises en septembre, soit il y a sept mois.
Chaque tenue dévoilée a droit à ses réactions enthousiastes. «C’est fou comme ces vêtements racontent tous une autre histoire», relève Tristan Giovanoli, interprète du châtelain, tandis que Mané se découvre dans le miroir. «Ils rendent tout ça réel, souffle-t-elle en lissant son tablier du plat de la main. Je me sens déjà un peu plus Pernette.» Quant à Pascal Rinaldi, il confesse qu’il ne s’attendait à rien. «Sauf peut-être à un costume entièrement noir», sourit-il en passant une chemise violette. La tenue d’Alizé s’avère un peu plus complexe. Elle doit refléter l’état physique du personnage à chaque étape du procès et comporte plusieurs couches de vêtements qui disparaîtront au fur et à mesure. Mais pas question de tomber dans le spectaculaire ou, pire, le mauvais goût. «On ne veut pas de maquillage exagéré et surtout pas de traces de sang, explique Tania D’Ambrogio. On suggère les événements par l’évolution du costume plutôt que de montrer froidement les conséquences des tortures.» Consciente qu’un spectacle évoquant la sorcellerie dans un lieu de culte comme le temple Saint-Vincent représente un événement exceptionnel, la production est soucieuse de ne pas heurter les paroissiens. Les essayages auront duré quatre heures. La costumière est fatiguée, mais heureuse. «Ça fait vingt-cinq ans que j’exerce ce métier et le stress ne faiblit pas, rit-elle. Mais ça finit toujours par marcher.»
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Dernière ligne droite
Début mai, la troupe au complet a pris ses quartiers au temple pour les dernières répétitions. On retrouve le dynamisme et la bonne humeur de Sophie Pasquet Racine, qui peaufine sa mise en scène. Et le spectacle prend vie sous nos yeux. Sur le papier, on s’attend à une pièce locale de bonne facture. Dans les faits, on se retrouve face à une production romande digne des plus grandes comédies musicales parisiennes, qui n’a rien à envier à «Notre-Dame de Paris». La voix est sûre, le geste précis, l’impatience de présenter le résultat au public palpable. Christophe Farin, en visite, est ébahi. «Je savais que ce serait bien, lance-t-il des étoiles plein les yeux, mais pas à ce point-là. C’est juste incroyable!» Quel chemin parcouru depuis la première démo de «Nos vies pendules»... C’est aussi l’occasion de lever le voile sur le décor. Sobre, à l’image des costumes, il est constitué d’une scène en bois brut sur trois niveaux, construite sur mesure, qui symbolise le côté expéditif de ces procès de sorcellerie. Manière efficace de servir une mise en scène graphique et, surtout, de préserver à tout prix l’intégrité des murs du temple. Le respect des lieux, encore et toujours. Si «Sorcière» renvoie à des temps historiques révoltants, son propos s’avère aussi, hélas, très actuel. Notamment au regard de ce qui se passe chaque jour sur les réseaux sociaux. Un parallèle à méditer.
>> Spectacle conseillé à partir de 12 ans: 15-26 mai (complet), 8 août-8 septembre (disponibilité limitée), 11-15 septembre, à 20h30, dimanche à 18h, temple Saint-Vincent, rue du Temple 30, Montreux. Plus d'informations sur www.lasaison.ch