- Comment qualifier les agressions au couteau perpétrées en Suisse, à Morges, puis en France, avant les attaques à l’arme automatique à Vienne?
- Jacques Baud: Ce sont des crimes communautaristes. Le terrorisme, lui, est une méthode qui utilise des moyens tactiques pour atteindre un but stratégique. On tue pour faire pression. Dès 2015, par exemple, l’Etat islamique (EI) voulait l’arrêt des interventions occidentales au Moyen-Orient. Or ce n’est pas le cas ici. Techniquement, il ne s’agit pas de terrorisme et il n’y a pas de lien direct avec Morges (ndlr: un jeune Portugais tué par un radicalisé turco-suisse) ou Vienne.
- L’attaque à Vienne serait revendiquée par le groupe djihadiste Etat islamique. Cela fait-il une différence?
- En fait, l’EI n’a pas revendiqué l’attaque, mais l’a relatée. C’est très différent. La revendication exprime l’objectif visé et s’adresse aux militants. Il s’agit essentiellement de crimes punitifs ou vengeurs.
- Ces actes s’enchaînent depuis des semaines. Y a-t-il un lien entre eux?
- Les attaques au hachoir en septembre devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, décapité le 16 octobre, puis l’attaque de Nice le 29 octobre s’inscrivent dans un climat de violence communautariste qui se développe en France, et que les autorités comprennent mal et tendent à envenimer. La prise de parole du président Macron a eu un écho très négatif dans le monde musulman.
- Le rapport sur la sécurité 2020 du Service de renseignement de la Confédération paru le 27 octobre parle de menace djihadiste élevée en Suisse. Qu’en pensez-vous?
- Dire qu’il n’y a aucun risque serait inexact, mais le terrorisme djihadiste ne tombe pas du ciel. Il a une rationalité. Or l’EI, qui avait une stratégie visant l’Occident, a pratiquement disparu. Il n’y a plus de stratégie militaire. Les gens prennent fait et cause pour l’EI, qui n’est aujourd’hui plus qu’une référence, une motivation symbolique, pas une entité concrète.
Le terrorisme, c’est de la violence et de la communication
- En avril 2019, le Sunday Times révélait, à travers des documents saisis en Syrie, un projet d’attentat à Bâle contre des citernes de mazout. Pourquoi l’EI viserait-il la Suisse?
- Le terrorisme islamiste n’a pas pour but de conquérir le monde, mais répond à des objectifs opérationnels. Dans cette perspective, la Suisse n’est pas dans le viseur de l’EI. Nous ne jouons aucun rôle en Irak ou en Syrie. Cela étant, à Bâle, compte tenu de la situation géographique, on peut imaginer qu’il s’agissait de toucher l’Allemagne ou la France en polluant leurs eaux. Le terrorisme, c’est de la violence et de la communication et, pour atteindre leur but, les islamistes ont toujours agi directement dans les pays concernés.
- Après les crimes au couteau, perpétrés par des individus seuls, on a entendu parler de «terrorisme low cost», de «loups solitaires». Qu’en est-il?
- Le «loup solitaire» est un fantasme, une expression dévoyée, occidentale. Vers 2010, les théoriciens du djihad ont compris que les organisations clandestines, trop structurées, étaient facilement détectables pour les services de renseignement. Ils ont alors développé l’idée du «terrorisme individuel», avec un minimum de structures et de connexions, afin de passer sous les radars. A «low cost», je préfère l’expression de «terrorisme furtif» – «stealth» en anglais – ou «à basse visibilité». Les récentes arrestations à Fribourg puis à Winterthour (ndlr: cette dernière en lien avec l’attaque de Vienne) prouvent que ce sont de très petits réseaux; deux ou trois personnes.
- Comment se forment-ils?
- A travers des manuels d’instruction diffusés sur le Net, souvent mieux conçus que nos propres manuels militaires. Ils permettent au novice d’acquérir les techniques et les «trucs» afin de passer à l’acte de manière indépendante. Le problème majeur avec cette stratégie, c’est que des individus, jeunes, radicalisés, se mettent à agir en fonction de leur propre jugement, sans nécessairement comprendre pourquoi.
Quand on pose mal le problème, on le résout mal
- Le romancier algérien Boualem Sansal vous rejoint en déclarant: «On ne comprend pas ce à quoi nous sommes confrontés.» Est-ce une question de perception?
- En travaillant dans les services de renseignement, j’ai appris à comprendre l’autre en m’affranchissant de nos schémas de pensée. Il m’a fallu vingt ans pour comprendre la logique du terrorisme djihadiste. Quand on pose mal le problème, on le résout mal. Nous le combattons comme en 1914-18: en appliquant une logique d’écrasement de l’adversaire. L’art de la guerre demande de la créativité. On a un siècle de retard, c’est pourquoi nous sommes dans un cercle vicieux sans issue. C’est exactement ce que m’évoque le rapport sur la sécurité intérieure de la Suisse 2020. A propos du crime de Morges, il confond un phénomène communautariste avec un crime terroriste. C’est donc faux dès le départ.
- Comment traiter le problème?
- La réponse policière n’a qu’une portée tactique et temporaire. Mais à plus long terme, il faut une réponse sociétale. Que l’on ait ce type de crime, en Suisse, me fait craindre que nous ne soyons en train de passer à côté d’un véritable problème de société qui pourrait durer des décennies. De tout temps, le terrorisme, lui, a été conjoncturel, limité dans le temps. Le communautarisme est là pour durer. Voyez la France.
- A-t-on commis des erreurs?
- Ce sont peut-être des problèmes d’intégration que l’on a loupés ou que l’on maîtrise mal. C’est certainement le cas chez nous. Notre pays défend l’asile et l’accueil des réfugiés, mais je ne pense pas que l’on ait mis en place les instruments pour gérer cette forme d’immigration. On commence à le voir. Des réfugiés, sans doute venus pour de bonnes raisons, ont une empathie pour leurs coreligionnaires restés dans des pays en guerre. En France, une immigration massive et mal gérée s’est traduite par l’émergence d’une société parallèle, avec ses codes, dans les banlieues, les quartiers. Or un pays ne peut pas être en guerre contre une partie de sa population. Personnellement, je pense que c’est de l’utopie, mais si l’on veut une société multiculturelle, alors on doit accepter qu’elle combine diverses sensibilités, pas seulement celles qui nous conviennent. Il y a donc, quelque part, un tribut à payer à cette multiculturalité.
- On a brandi la liberté d’expression, invoqué la laïcité, après les crimes, notamment consécutifs à la republication des caricatures dans Charlie Hebdo. Comment réagir, selon vous?
- En France, on ne considère pas l’indignation que suscitent ces dessins comme étant digne d’intérêt. L’indignation ne doit jamais justifier un crime, et le crime doit être impitoyablement combattu. Mais tenter de combattre cette indignation par un «passage en force» en publiant et en republiant sans cesse ces dessins ne m’apparaît pas relever d’un comportement mature.
Notre culture a progressivement mis de côté la religion
- Faut-il reculer, au risque de capituler?
- Non. Si vous pensez qu’untel est un imbécile, vous n’allez pas forcément le lui dire. Cela n’a rien à voir avec la liberté d’expression. La croyance est quelque chose de très profond pour chacun, et je ne vois pas l’intérêt de la combattre ou de l’offenser. Nous devons comprendre que ce qui nous laisse indifférents peut heurter profondément autrui. Notre culture, elle, a progressivement mis de côté la religion. Or, sur d’autres continents, l’attachement est beaucoup plus fort; pas seulement pour les musulmans, mais aussi pour les chrétiens, en Afrique par exemple. Le reconnaître est aussi une forme de respect. L’an dernier, le New York Times a décidé de cesser de publier des caricatures dans son édition internationale après avoir fait paraître un dessin de Donald Trump en aveugle tenant en laisse un basset représentant le premier ministre israélien Netanyahou. Cela montre que les sensibilités sont diverses et que la liberté d’expression peut avoir des limites.
- Au cours de votre carrière, avez-vous pu désamorcer des menaces?
- En janvier 2006, j’étais chef du renseignement pour la Mission des Nations unies au Soudan. Des menaces d’attentats avaient été émises publiquement sur des radios locales contre la mission, qui comptait des militaires danois (ndlr: le Danemark avait publié les premières caricatures de Mahomet en 2005). Le représentant du secrétaire général Kofi Annan m’avait alors demandé d’éclaircir la situation afin de parer à tout attentat.
- Qu’avez-vous fait?
- J’ai pris contact avec des factions radicales des Frères musulmans sur place. Quand je suis arrivé afin de discuter, le chef de mes interlocuteurs a fait une remarque un peu ironique sur les chrétiens. Je lui ai dit: «Fais attention, parce que toi et moi avons le même Dieu.» Il m’a fait un grand sourire en disant: «Tu as raison. Assieds-toi et parlons.» La discussion a été très rationnelle et posée. Il m’a dit: «On sait que vous avez des démocraties, on sait que vous avez la liberté de publier ce que vous voulez. Nous n’avons rien contre cela. La seule chose qui nous dérange, c’est: pourquoi, quand vous voyez que ça nous fait mal, est-ce que vous ne le reconnaissez pas?» Il ne m’a pas dit: «Vous n’avez pas le droit de…» Après ça, il m’a promis que nous ne serions pas inquiétés… et nous ne l’avons pas été.