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Rétrospective: l'année 2023

Un ticket pour l’éternité

Avec l’album «Hackney Diamonds», attendu pendant dix-huit ans, les Rolling Stones parient sur la modernité et font leur grand retour discographique sous la houlette d’un producteur trentenaire. Grâce à l’intelligence artificielle, les Beatles se placent sur le front de la nostalgie et sortent «Now and Then», un titre inédit de John Lennon. Le public, fidèle depuis les années 1960, ne s’en lasse toujours pas.

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Les membres des Rolling Stones (Mick Jagger, Keith Richards et Ronnie Wood) en 2023

Mick Jagger (80 ans), Keith Richards (80 ans) et Ronnie Wood (76 ans) défient le temps. Ils repartent en tournée américaine d’avril à juillet prochains après la sortie de leur 31e album studio, classé dès sa sortie en tête des «charts» de 18 pays, dont la Suisse.

Mark Seliger

L’intro du nouvel album des Rolling Stones sonne comme l’alpha et l’oméga du rock: le rythme binaire de la batterie lance la machine, la voix de Mick Jagger décompte «one, two, one, two, three» et Keith Richards dégoupille un riff barbelé. Voici «Hackney Diamonds», premier opus d’inédits depuis dix-huit ans célébrant leurs noces de diamant. Et dire qu’en 1963 on leur prédisait la longévité d’une phalène. Par la suite, dans la foulée de leur folle tournée américaine de 1972, l’animateur Dick Cavett demanda au chanteur de 29 ans: «Vous imaginez le faire encore à 60 ans?» Jagger déclencha l’hilarité du public en répondant: «Oui, facilement.» L’autre embraya: «Vraiment, vous monterez sur scène avec une canne?» Le Jag’ acquiesça en esquissant un sourire matois.

Cette année, à 80 printemps, le seigneur senior prouve qu’il sait et qu’il peut toujours le faire. Pour preuve, une vingtaine de dates d’une nouvelle tournée aux Etats-Unis inscrite à l’agenda d’avril à juillet prochains. Au moment où leurs (faux) rivaux, les Beatles, ravivent la flamme de la nostalgie en ressuscitant grâce à une prouesse technologique, les Stones poursuivent leur chemin de façon inexorable en misant sur la modernité. A la tombola du showbiz, chacun semble, à sa façon, avoir décroché un ticket pour l’éternité.

Depuis la mort du batteur Charlie Watts, le 24 août 2021, présent ici sur deux des 12 titres, dont l’excellent «Live By The Sword» avec le retour de Bill Wyman (basse) et la présence d’Elton John (piano), les Stones sont plus que jamais la Jagger & Richards Company. Les deux copains de bac à sable, camarades d’école primaire à Dartford, ont trouvé un nouveau souffle à défaut d’une indiscutable inspiration. On laissera à chacun le soin d’apprécier le résultat, «Hackney Diamonds» étant avant tout un catalogue de leur éclectisme: rock, country, blues, disco, punk, ballade et un titre de plus de sept minutes d’inspiration gospel. Ce disque sonne parfois comme un album solo, il est avant tout ce que Jagger pense qu’il fallait faire en 2023, un produit surproduit, inscrit dans l’époque, plus proche du clinquant sculptural d’Orlinski que du génie monumental et si subtil de Michel-Ange.

Les Stones ont su défier le temps parce qu’ils s’accommodent des modes en les absorbant. Ils ont viré reggae en 1976 («Black and Blue») et ont négocié le virage disco en 1978 («Miss You») en le métissant de funk. La sève stonienne d’autrefois, cette façon inimitable, bordélique, lascive et élégante de claudiquer – écouter «Crazy Mama» (1976) ou «Slave» (1981) –, s’est diluée dans un son FM depuis 1976. Ce nouvel album ne fait pas exception. Pour le servir, il a fallu fouetter la troupe. Sir Mick fixa un ultimatum façon mort aux trousses. Tout devait être livré à la Saint-Valentin 2023. Mot d’ordre: tutoyer l’excellence; décevoir, c’était planter le dernier clou du cercueil. A l’arrivée, la voix du «frontman», d’une étonnante vitalité, est l’une des réussites de cet objet disparate enregistré entre New York, Los Angeles, Londres et les Bahamas. 

Un bijou soul avec Lady Gaga


Les morceaux ont été conçus pour satisfaire le plus grand nombre. Cette précaution est à la fois la force et le principal défaut de «Hackney Diamonds». L’emballage vaut le produit, comme ces figurines prisonnières d’une boule à neige dont on finit par se lasser. C’est propre et totalement dénué de ce mystère d’autrefois, résultat de longues heures d’improvisation, de sessions nocturnes en studio, dont on finissait par extraire l’essentiel afin de distiller une musique enivrante et vénéneuse, parsemée de fulgurances.

«Tempi sono passati». Mick Jagger, qui ne fait plus mystère de ses rides, jette même un coup d’œil dans le rétroviseur. Pour la toute première fois, ses paroles évoquent le passé. Ecoutons «Whole Wide World»: «Partout où je regarde, il y a des souvenirs, l’appartement sale à Fulham, l’odeur du sexe et du gaz.» Cet appartement insalubre qu’il partagea en 1962 avec ses comparses désargentés. Sur «Dreamy Skies», confessant sa lassitude, il invoque un exil salutaire. En reprenant «Rolling Stone Blues» de Muddy Waters, Mick et Keith bouclent la boucle. Dans ce duo guitare, voix, harmonica, ils reviennent aux racines de leur inspiration; ce titre donna au groupe son nom de baptême.

«Sweet Sounds of Heaven», hommage à la soul, s’honore de la présence (discrète) de Stevie Wonder aux claviers; le génie assura la première partie des Stones l’année de la sortie de «Superstition» (1972) et de sa mise en orbite. Ajoutez Lady Gaga en «backing» et «lead vocals» et vous obtiendrez un bijou. Les mots – «Ne laisse aucune femme ni aucun enfant avoir faim ce soir, s’il te plaît protège-nous de la douleur et du mal» – résonnent lourdement en cette fin d’année. Ce titre à combustion lente feint de s’éteindre à mi-chemin avant de s’embraser; il confirme que les Rolling Stones restent capables du meilleur et rachète tout l’album. Keith Richards enfonce le clou en proposant «Tell Me Straight», sur lequel il chante et se distancie, en puriste, de la patte superficielle et aguicheuse de Jagger.

Promo, autodérision et business


«Bite My Head Off» est un clin d’œil aux garnements qui ont tiré la langue à l’establishment et ringardisé les roitelets d’une pop avachie à la fin des seventies. Le mouvement punk, personnifié par les Sex Pistols, força les Pierres Roulantes à accélérer le tempo. Ici, en invité prestigieux, McCartney s’ébroue à la basse. Sir Paul et Sir Mick, 161 ans, proposent un morceau speedé, gueulard et démontrent, en prenant leur pied, que les vrais rebelles, ce sont eux, les fringants survivants. 

Afin de gagner le pari de la modernité, Mick et Keith, vieux vampires nés en 1943, ont choisi le sang frais d’un garçon né en 1990. Andrew Watt, 33 ans, Grammy 2021 du meilleur producteur, guitariste, chanteur, auteur-compositeur est multi-instrumentiste. Sa besace est bien garnie: Justin Bieber, Dua Lipa, Elton John, Miley Cyrus, Ed Sheeran, Iggy Pop, Ozzy Osbourne et 11 autres lui ont déjà fait confiance. Fait rare, il cosigne «Angry», premier single dévoilé lors d’une conférence de presse au cours de laquelle Mick, Keith et Ronnie, sous la houlette de l’animateur américain Jimmy Fallon, fan du combo, sont venus désamorcer leur propre légende avec ce qu’il faut d’autodérision. En dévoilant cette chanson pop-rock et un clip revisitant des images iconiques du passé traversées par une jeune blonde en décapotable, nos mousquetaires couturés devenaient banalement mainstream. Et si tout cela n’était qu’une farce? Pas sûr.

Lennon ressuscité


Ce single a servi de support à une campagne publicitaire 2.0 diffusée ad nauseam sur TikTok et Instagram. L’industrie du disque qui fit la fortune des Stones s’étant effondrée, le groupe a lancé une stratégie promotionnelle à 360 degrés. Au Grand Prix de F1 de Las Vegas, leur logo ornait la carrosserie des véhicules de l’écurie Aston Martin; on le retrouve sur une édition limitée du maillot du FC Barcelone, sur l’étiquette d’un rhum caribéen baptisé Crossfire Hurricane (clin d’œil aux paroles de «Jumpin’ Jack Flash») et sur une large gamme de vêtements et d’accessoires, du mug aux boules de Noël. La musique qu’ils proposent est devenue l’hameçon d’un business dont la perspective est de remplir des stades, seule assurance d’empocher des montagnes d’argent frais. 

«Hackney Diamonds», c’est en argot les bris de verre des vitres fracassées. Ils peuvent avoir l’éclat du diamant, mais ça n’en est pas. Cet album, c’est exactement ça. Des pépites un peu toc d’une époque consumériste sans réel horizon. Mais il a fait mouche en se classant en tête des «charts» dans 18 pays, dont la Suisse. Sur Spotify, «Angry» a dépassé 18 millions d’écoutes en un mois et demi, alors que «Now and Then», l’inédit des Beatles, sorti le 3 novembre, en a totalisé 8 millions en quatre jours et 31 millions en moins d’un mois. C’est là qu’interviennent les Fab Four. 

Les Beatles, dont il ne reste que Paul McCartney et Ringo Starr, ont enregistré 12 albums studio en sept ans – 31 pour les Stones – avant de se séparer. Cette année, un miracle technologique les réunit grâce à la restauration d’une cassette datant de 1978 proposée par Yoko Ono, la veuve de John Lennon. Cette bande avait déjà servi à célébrer leurs retrouvailles en 1995, en présence de Paul, de George et de Ringo. Deux chansons de Lennon – «Free as a Bird» et «Real Love» – virent le jour. «Now and Then» restait inexploitable en raison de sa piètre qualité audio; Harrison s’opposa à sa commercialisation. 

C’était compter sans l’intelligence artificielle (IA) et un logiciel mis au point par le réalisateur Peter Jackson («Le seigneur des anneaux», «The Beatles: Get Back»). En séparant et en nettoyant voix et piano des bruits parasites, il leur a rendu leur clarté. Ce titre n’aurait pas déparé sur «Imagine» (1971) tant est présente la personnalité de celui qui fut assassiné en décembre 1980 à 40 ans. Selon Gilles Martin, fils du légendaire producteur des Beatles, ce serait «une lettre d’amour de John Lennon à Paul McCartney». Cette ultime pépite accompagne les compilations remastérisées, 75 titres réunis dans les albums rouge («1962-1966») et bleu («1967-1970»). La chanson joue à fond la carte de la nostalgie. Dès le refrain, «Now and then, I miss you», vous aurez le cœur serré. La musique convoque un bonheur de jadis, elle a le pouvoir d’émouvoir à en pleurer.

L’autre miracle de Noël
 

«Now and Then», c’est à sa façon le générique de fin de l’épopée Beatles et d’une certaine idée du bonheur en cette fin d’année fracassée. La fête est finie. Dans une interview au «Sunday Times», Peter Jackson assure qu’il reste des bribes de chansons et, grâce à l’IA, elles pourraient permettre de (re)constituer des inédits. «Nous pouvons séparer Lennon et Harrison, puis demander à Paul et à Ringo d’ajouter un refrain ou des harmonies et obtenir une chanson décente. Mais je n’ai pas eu de conversation avec Paul à ce sujet.» Macca, 81 ans, est sur les routes. Après l’Australie, le célèbre gaucher visite l’Amérique du Sud avec son «Got Back Tour». En attendant son retour, vous pourrez inviter au moins quatre générations, tout en découpant la dinde, à trancher cette question: «Etes-vous plutôt Stones ou Beatles?» En 2023, elle reste d’actualité. C’est l’autre miracle de Noël.

Par Didier Dana publié le 30 décembre 2023 - 08:34