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Reportage

Crack à Genève: le Quai 9 sous haute tension

Il y a une année, notre journaliste réalisait un reportage en immersion dans le local de consommation de drogues genevois. Elle avait suivi les travailleurs et les usagers dans leur quotidien. Un an plus tard, une substance ultra-addictive perturbe le fonctionnement de l’institution. Cet été, le cocktail crack-chaleur-alcool s’annonce explosif.

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Quai 9

Stéphane*, 37 ans, fume son caillou de crack. «J’ai perdu 10 kilos depuis que j’ai recommencé.»

Blaise Kormann
Alessia Barbezat, journaliste de L'illustré
Alessia Barbezat

«Ruth, on t’aime!» lancent en chœur des usagers à l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss, qui vient de terminer son discours. C’était il y a une année, plus exactement le 28 mai 2021. L’heure était à la fête aux abords du local genevois de consommation de drogues. Le Quai 9 avait fière allure: cette structure pionnière en Suisse romande célébrait ses 20 ans d’existence. Ce jour-là, Mauro Poggia, responsable du Département de la sécurité, de la population et de la santé, s’exprimait aussi face à ce parterre d’usagers dissipés. Si le conseiller d’Etat admettait avoir été réticent face à l’ouverture du local d’injection à l’époque, il reconnaissait finalement qu’elle était empreinte de bon sens et de pragmatisme.

Bon, d’accord, tout n’était pas rose dans ce grand bloc couleur granny smith délavé, planté derrière la gare de Cornavin. Mais un rythme de croisière semblait avoir été trouvé dans cet espace de consommation ouvert de 11 heures à 19 heures où on peut sniffer, s’injecter ou fumer de l’héroïne, de la cocaïne, de la méthadone ou du Dormicum. Entre 100 et 120 passages par jour et un fonctionnement simple: l’usager indique un pseudonyme, une date de naissance et la ou les substances qu’il s’apprête à consommer. Un ticket lui est remis et une alarme retentit, signalant la possibilité d’entrer dans une des salles, un peu comme à la poste. A l’extérieur, une pergola aménagée avec les moyens du bord; des palettes en bois en guise de bancs et des bacs remplis de terre avec l’espoir d’y voir, un jour, pousser des légumes.

Quai 9

En salle de consommation, les usagers – qu’ils fument, se piquent ou sniffent – sont placés sous la supervision et l’écoute bienveillante du personnel du Quai 9.

Blaise Kormann

Plusieurs mois durant, j’ai suivi le quotidien des travailleurs sociaux et des usagers. J’ai notamment recueilli les confidences de Thomas*, tout juste sorti de prison pour trafic de shit, dont la mère, inquiète, venait de lancer un avis de recherche pour le retrouver – «Elle se croit dans «Perdu de vue» avec Jacques Pradel, celle-là», s’était-il exclamé, exaspéré. J’ai aussi rencontré un ressortissant biélorusse, qui avait combattu en Tchétchénie, et Sophie*, femme discrète au visage doux, ancienne vendeuse tombée dans l’héroïne qui, déjà à l’époque, se méfiait de l’arrivée du crack en ville: «J’en ai pris une fois à Paris, il y a deux ans, disait-elle. Depuis, j’y pense tous les jours.» Et puis il y avait Olivier*, qui remontait peu à peu la pente et avait trouvé du travail à l’association Genève Roule. Et Pégase, né dans un camp de réfugiés au Soudan, qui tentait tant bien que mal de réguler sa consommation de cocaïne, qu’il fumait. Tout ce petit monde était placé sous la supervision et l’œil bienveillant d’une équipe de travailleurs et d’assistants sociaux, d’agents de médiation, d’infirmières qui garantissaient (et garantissent toujours) à ce public précarisé un accueil dans des conditions dignes et en toute sécurité.

J’avais encore interviewé Jean*, 40 ans, juste après son injection de méthadone et de Dormicum. Ce bel homme, un Genevois à la chevelure argentée et au jean déchiré lui tombant sur les fesses, je l’avais observé faire la manche auprès des voitures à l’arrêt de la rue de Lyon. Ses journées étaient invariablement rythmées par sa quête du produit, par la consommation et par la manche, comme il le racontait en s’efforçant de garder les yeux ouverts. «Je me réveille dans ma chambre d’hôtel. J’essaie de garder de quoi me faire une injection le matin. Pour avoir la tchatche, tu vois. Ensuite, je me la fais. Je descends dans les Rues-Basses pour faire la manche. J’ai pas mal d’élocution, je me débrouille plutôt bien. Je demande à Monsieur et Madame Tout-le-Monde, toujours à la tête du client. Je sors de là avec environ 100 francs. Bon, ce matin, je n’ai fait que 40 balles. Ensuite, j’achète mes produits et je les consomme. En fin de journée, je fais la manche auprès des voitures. Mais ça ne marche pas. Je vais arrêter.» Son regard s’était alors assombri: «Ça fait trente ans que je consomme.» Devant ma mine étonnée, il confirmait: «J’ai commencé à 10 ans. Avec mon frère, on dealait du shit à la récré. On se pétait la tête comme ça. Les cerveaux n’ont pas fini de se développer, à cet âge-là. C’était n’importe quoi. J’ai eu un travail comme paysagiste. J’aurais voulu que ça continue. J’ai raté ma vie, c’est bien triste, j’aurais pu faire plein de choses.» Je l’avais revu deux semaines après. Heureux, il me confiait avoir trouvé l’amour.

Quai 9

La salle d’inhalation est complète. Sur le parking jouxtant la structure, les fumeurs de crack se réunissent pour consommer en plein air. Une mini-scène ouverte de la drogue que l’on pensait ne plus revoir depuis la fermeture du Letten, à Zurich, en 1995.

Blaise Kormann

Tout cela, c’était donc il y a un an. Mais aujourd’hui, où en est le Quai 9? Les légumes du potager urbain ont poussé, les usagers sont plus nombreux et une substance a changé la donne: le crack. De la cocaïne «basée», c’est-à-dire mélangée avec du bicarbonate de soude qu’on fait chauffer dans une cuillère. Le produit se cristallise et devient ainsi fumable. A l’époque de mes premiers reportages au Quai 9, quelques usagers préparaient leur «free base» eux-mêmes. Mais aujourd’hui, les cailloux s’achètent auprès de dealers directement dans la rue. «La fréquentation de la salle de «fume» a augmenté de 28% entre 2020 et 2021, constate Olivier Stabile, collaborateur socio-sanitaire. Pour l’instant, cela touche en majorité nos anciens consommateurs. En revanche, des personnes qui ne sont pas inscrites au Quai 9 viennent ici acheter du matériel et ça, c’est nouveau. Rien que ce lundi, nous avons battu des records, avec 56 pipes à crack vendues en une seule journée.»

En fait, cette drogue a peu à peu remplacé l’héroïne et le Dormicum, avec des conséquences sur le comportement des usagers et le fonctionnement du centre, comme le confirme Céline, infirmière. «On a vu des personnes se faire happer par ce produit. C’est comme si elles n’étaient plus là. On ne parvient plus à créer du lien. Tout est plus compliqué à gérer et il y a davantage de tensions. Fatalement, notre quotidien s’est vu modifié. Il nous a fallu adapter la prise en charge et notre discours.» Selon le nouveau directeur de la structure, Thomas Herquel: «Avec le crack, nous devons faire face à une consommation compulsive, encore plus qu’avec les autres produits. Cette drogue est tellement puissante qu’il n’y a plus que ça qui compte pour les «crackers». Ils oublient de boire, de manger ou de dormir. Les montées sont rapides, l’effet dure moins d’une dizaine de minutes et les descentes sont très fortes, souvent accompagnées de phénomènes de paranoïa ou d’impacts psychiques importants. Cela fait augmenter les effets de violence, principalement entre les usagers et potentiellement avec les collègues.»

Quai 9

En salle de «fume», un usager prépare sa dose. Il dépose des petits cailloux de crack sur une pipe qu’il fera chauffer afin de la fumer.

Blaise Kormann

Et en effet, ce matin de juin, l’air est aussi électrique que le temps orageux (l’après-midi le sera davantage, avec trois bagarres et deux interventions de la police…). Les usagers font le pied de grue pour accéder aux salles de consommation. A mon arrivée, un usager, Sylvain*, m’interpelle. Très remonté par les derniers articles des médias romands sur l’explosion de la vente et de la consommation de crack à Genève, il veut rectifier les faits: «Ce sont des conneries! Le crack, ça fait déjà longtemps qu’il est à Genève. La seule différence, c’est que, désormais, on achète directement le caillou. C’est juste plus voyant qu’avant.»

Dans la salle d’attente, la tension est palpable, les usagers s’agitent et défilent (plus de 160 passages par jour en moyenne, désormais). Une salle de consommation peut être occupée pendant une demi-heure. Un délai trop long pour certains: «Nous avons ajouté deux places supplémentaires en salle de fume, ce qui fait huit au total, mais c’est insuffisant pour répondre à la demande, explique Olivier Stabile. Cette consommation est frénétique et compulsive. Nous avons affaire à une population très agitée, qui ne veut pas ou ne peut pas attendre trente minutes pour fumer.» La conséquence? Des attroupements se forment à l’extérieur de la structure, à l’ombre du bâtiment. Une scène qu’on pensait révolue depuis la fermeture de la scène ouverte de la drogue au Letten, à Zurich, en 1995.

«D’une certaine façon, ça arrange tout le monde qu’ils restent ici. Nous sommes là pour nous en occuper. Si une overdose survient, nous intervenons à l’extérieur», précise Thomas Herquel. «On reste vigilant, ajoute Céline. On leur apporte de l’eau pour ne pas qu’ils se déshydratent, des sirops pour qu’ils aient un peu de sucre dans le sang. Ou des petites choses à manger, car ils ne pensent plus à s’alimenter.»

Retour dans la salle d’attente, où deux chiens attendent plus ou moins patiemment le retour de leurs maîtres, partis en salle de consommation. J’aperçois Pégase, que je peine à reconnaître, délesté d’une quinzaine de kilos depuis notre dernière entrevue: «J’ai pris 9 mois à Champ-Dollon pour des vols dans les magasins et des amendes non payées. Depuis que je suis sorti de prison, j’ai commencé à fumer plus de crack. Je n’en suis pas fier. Avec ce produit, tu es dans un autre monde, tu ne veux plus rien écouter. Pour les travailleurs d’ici, c’est dur. Même les politiciens sont débordés.» Où se procure-t-il la substance? «Aux Pâquis, répond-il. Je suis d’ailleurs gêné par ce deal devant les écoles. On ne devrait pas montrer ça aux enfants. Les vendeurs n’arrivent pas à le comprendre. J’achète et je pars loin des écoles. Je le fume chez moi.»

Quai 9

Miguel*, 41 ans, consommateur de crack: «Avec cette substance, les relations changent. Je me suis rendu compte que j’avais des amis qui ne restaient avec moi que par intérêt. Certains m’ont même arnaqué.»

Blaise Kormann

Assise à l’une des tables mises à disposition de ceux qui se piquent, Sandra*, 57 ans, cherche une veine et peine à nouer son garrot autour du poignet gauche. Elle tapote sa seringue d’héroïne, qu’elle vient de préparer. «J’essaie de faire descendre les bulles, je ne vais quand même pas m’envoyer de l’air. On ne trouve que de la merde depuis que les dealers se sont mis à vendre du crack. En plus, ils se permettent d’être agressifs avec nous. Je viens de me faire insulter. Ils ont tendance à oublier que c’est grâce à des clients comme nous qu’ils arrivent à vivre!»

Et l’ambiance au Quai 9, a-t-elle changé? «On ne reconnaît plus les gens, avec cette drogue, se désole-t-elle. Ils sont devenus complètement fous. Il n’y a que des bagarres, surtout entre femmes.» En salle de fume, Stéphane*, un Genevois de 37 ans en train d’assembler sa pipe à crack, partage ce constat. «Les arnaques, les vols et les mensonges se multiplient. Avec la cocaïne, tu détruis tout ce que tu as construit, c’est beaucoup plus pervers que l’héroïne. Les gens ne pensent plus qu’à tirer leur latte. Toujours dans l’instantané. Il y en a partout, c’est un vrai fléau», regrette cet usager, qui a déjà perdu 10 kilos depuis qu’il s’est remis à fumer des cailloux. L’interview prend fin abruptement lorsque son amie, visiblement en colère, vient le chercher. «Tu ne vas pas lui raconter ta vie, non plus!» lâche-t-elle en me désignant, avant de tourner les talons.

Mais comment expliquer cette soudaine hausse du marché du crack à Genève? «C’est difficile à dire, un peu comme toutes les modes, estime le directeur, Thomas Herquel. Ce qui est certain, c’est que le caillou est bon marché et que notre public demeure très précaire. Il est évident que faire la manche pour 10 francs est plus aisé que d’en réunir 80 pour une boulette de cocaïne.» Olivier Stabile, lui, n’est pas vraiment surpris: «On attendait le phénomène depuis un moment. Il sévit depuis plusieurs années à Paris, à Berne et à Zurich. La production de cocaïne a explosé ces derniers temps et son acheminement vers l’Europe s’est intensifié. Les dealers se sont adaptés et proposent désormais directement la galette préparée. Même les commerces et les petites épiceries du quartier ont compris ce boom. On trouve des pipes et même du bicarbonate dans les rayons.»

Si la situation semble être relativement sous contrôle au sein de la structure, les travailleurs ne cachent pas leur inquiétude à l’arrivée de l’été. Canicule, alcool et crack, le cocktail pourrait se révéler explosif.

Avant de partir, je demande des nouvelles de Jean*, ce consommateur qui m’avait confié avoir trouvé l’amour. On me répond avec le sourire: «Il va bien, il est toujours très épris de sa compagne. On le voit encore de temps à autre, mais il a arrêté les injections. Il a trouvé du travail et va même devenir papa.»

* Prénoms d’emprunt

Par Alessia Barbezat publié le 7 juillet 2022 - 08:33