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Enquête

Crash des cryptomonnaies: un Romand victime témoigne

En mai, le luna, l’une des cryptomonnaies les plus populaires du marché, a perdu 99% de sa valeur en quelques jours, entraînant la chute de centaines de milliers de petits investisseurs. L’un d’eux, vaudois, témoigne.

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Planète crypto: «Quand on comprend comment les devises virtuelles fonctionnent, on réalise qu’il y a très, très peu de projets qui proposent de l’innovation technologique sur la blockchain.»

Ricardo Moreira
Mehdi-Atmani
Mehdi Atmani

En une semaine, 16'230 milliards de dollars se sont envolés. C’était en mai dernier, un séisme. Dans le monde physique, Guillaume* est spécialiste de logiciels documentaires au sein d’un grand groupe pharmaceutique suisse. Et sur les plateformes de «trading» virtuelles, le Vaudois possède un cossu portefeuille de cryptomonnaies. De simple curieux, Guillaume se mue rapidement en investisseur aguerri. Nous sommes en 2017.

Mais Guillaume est alors un novice en cryptomonnaies, les monnaies virtuelles. Aucune banque, donc aucun billet. L’argent est créé par un processus appelé «minage», qui consiste à résoudre des calculs cryptographiques nécessitant une importante puissance de calcul fournie par une communauté de mineurs anonymes et décentralisés. La communauté gère les transactions et la création de la monnaie. Personne ne possède, ni ne contrôle donc ces cryptomonnaies, qui reposent sur la technologie algorithmique de la blockchain.

Il y a cinq ans, donc, Guillaume voit dans les cryptomonnaies l’occasion de se constituer un apport financier pour un achat immobilier: «On ne va pas se mentir, c’est un bon moyen de gagner de l’argent, admet-il. Je n’ai jamais investi dans la finance traditionnelle. J’ai d’ailleurs toujours été méfiant.» En revanche, les cryptomonnaies l’attirent. Il commence par analyser en détail le «white paper» de plusieurs d’entre elles, c’est-à-dire le livre blanc publié par l’instigateur d’un projet de cryptomonnaie entre le moment où le projet est annoncé et le lancement de la levée de fonds en monnaie virtuelle. Ce livre blanc décrit l’objectif général du projet, les moyens utilisés pour parvenir à sa mise en œuvre et parfois les détails techniques. Le Vaudois a fin nez. Il mise «quelques milliers de francs en plusieurs fois» dans diverses positions. «Mon portefeuille s’est vite étoffé: j’ai amassé 500 000 francs.» Mais ça… c’était avant!

Car le vent tourne durant l’été 2021. La cryptosphère mondiale s’amourache du projet de la devise virtuelle baptisée luna, créée par le «serial entrepreneur» mégalo Do Kwon. A 30 ans, l’«Elon Musk sud-coréen» a toujours eu l’ambition de produire l’innovation révolutionnaire, «le système financier moderne que les utilisateurs pourraient utiliser sans avoir à recourir à des banques ou à tout autre type d’intermédiaire», disait-il en 2018.

Après des études d’informatique à Stanford, Do Kwon intègre Microsoft, puis Apple en tant qu’ingénieur logiciel. Mais c’est Terraform Labs, sa propre société (dont le siège est à Singapour), qui lui vaut sa renommée mondiale. Son modèle d’affaires est simple: construire un système de paiement basé sur la blockchain – ou chaîne de blocs en français. L’engouement est tel que le magazine «Forbes» le désigne même comme l’un des plus grands jeunes entrepreneurs du monde de la tech. Il n’en fallait pas plus pour gagner la confiance des investisseurs.

Do Kwon lève ainsi des centaines de millions de dollars auprès de sociétés de capital-risque. Cette ascension fulgurante permet également au jeune loup sud-coréen de convaincre les marchés de son projet de «trading» basé sur des algorithmes développés dans les laboratoires de Terraform. De quoi s’agit-il? Contrairement au bitcoin et à d’autres monnaies virtuelles qualifiées d’instables, le luna est adossé à un «stablecoin» baptisé UST. Soit une cryptomonnaie stable, elle-même adossée au dollar américain.

Les algorithmes de Do Kwon avaient donc la mission complexe de maintenir 1 UST à 1 dollar. Pas au-dessus. Pas au-dessous. Mais les choses ont mal tourné. Après des mois d’euphorie aveugle, les marchés et les investisseurs reprennent leurs esprits et commencent à douter. Et le retour de l’inflation n’arrange rien.

Do Kwon n’a plus le vent en poupe. Il est suspecté d’avoir mis en place un vaste système de Ponzi, c’est-à-dire un montage financier frauduleux consistant à rémunérer les investissements des clients avec les fonds des nouveaux entrants. Un système qui tient tant qu’il y a de nouveaux clients, sinon la bulle éclate. C’est à peu près ce qui est arrivé mi-mai avec le luna et l’UST.

Les marchés paniquent. En quelques jours, les deux monnaies perdent 99% de leur valeur. Pire: elles entraînent dans leur chute d’autres cryptomonnaies, comme le célèbre bitcoin. Car afin de maintenir 1 luna pour 1 dollar, les équipes de Do Kwon ont acheté énormément de bitcoins. La vente des bitcoins leur permettait d’injecter des dollars dans l’écosystème luna. Mais face à la panique, ils ont commencé à vendre des bitcoins à perte. Et tout s’est effondré, même le bitcoin.

Retour à l’été 2021: Guillaume finit par craquer pour le luna, malgré sa méfiance initiale: «J’ai investi alors que j’aurais dû écouter mon sixième sens. J’ai perdu entre 40 000 et 50 000 dollars dans l’affaire. Ça pique un peu.» Pas d’amertume pour autant: son portefeuille de devises virtuelles conserve une valeur de 150 000 francs (au lieu de 500 0000 francs).

Il s’en veut surtout d’avoir baissé sa garde: «Un projet qui part de rien et qui se hisse en quelques semaines dans le top 3 des capitalisations, c’était louche. La croissance de ces deux monnaies m’a fait oublier les signaux d’alerte, pourtant visibles dès le début du projet. Quand les gens commencent à vendre du bitcoin pour générer du cash en dollars et soutenir le luna, ce n’est pas très rassurant. A l’époque, j’étais déconnecté. Je n’ai pas perçu la gravité de la nouvelle. Ce sont des mois de boulot qui se sont envolés.»

Le crash très médiatisé du luna pose de nombreuses questions. Est-il un cas, certes spectaculaire, isolé dans l’écosystème crypto ou bien le signe avant-coureur de turbulences générales? Et comment cet écosystème peut-il se reconstruire et se stabiliser à l’heure où les monnaies virtuelles se démocratisent et attirent des investisseurs institutionnels? Selon Guillaume, «la claque est relativement violente pour les petits investisseurs. Elle rappelle que c’est un marché non régulé et manipulable par de gros comptes.»

Au sein du département Learn de l’EPFL, Elliot Vaucher développe avec ses équipes des moyens d’enseignement des sciences informatiques et de la citoyenneté numérique pour les élèves et le corps enseignant des gymnases. Le Lausannois est un fin connaisseur du protocole bitcoin. Selon lui, le crash de la devise luna détourne l’attention de problèmes économiques plus systémiques: «Tous les marchés sont en pleine correction. Les cryptomonnaies suivent une tendance générale.»

Elliot Vaucher s’intéresse à l’écosystème blockchain et cryptomonnaies depuis 2017. Il n’a pas beaucoup cru au luna: «Des projets comme celui-là, il y en a 100 000. Avant d’investir, il faut se renseigner, lire le livre blanc du projet. En parcourant celui du luna, on se rend très vite compte que c’est un copier-coller du «white paper» de projets déjà existants. C’est de la pure arnaque. Lorsque l’on comprend comment les devises virtuelles fonctionnent sur le plan technique, on réalise qu’il y a finalement très, très peu de projets qui proposent de l’innovation technologique sur la blockchain.»

Quant à la régulation de ces cryptos, qu’en pense Alexis Pfefferlé, spécialiste genevois de l’intelligence économique et des nouvelles technologies? «La régulation exige de la centralisation et de la souveraineté. A partir du moment où une technologie telle que la blockchain fonctionne de manière décentralisée, il devient difficile de la réguler. L’option simple serait alors d’interdire les monnaies virtuelles. Mais cela n’arrivera pas. L’option la plus vraisemblable – c’est le mouvement actuel – sera probablement un tour de vis au niveau des plateformes de changes, notamment lors du passage des cryptomonnaies en monnaies fiduciaires.» Et ce spécialiste de rappeler l’existence de «poches de résistance du vieux monde»: «Depuis une décennie, la cryptosphère a sous-estimé l’opposition des professions qui n’ont pas du tout envie de se faire automatiser par ces technologies. On ne se passe pas d’intermédiaires comme cela.»

A Neuchâtel, Alexis Roussel, patron du courtier en cryptomonnaies Bity, ne voit pas dans cette affaire la fin programmée de ces monnaies: «Le crash du luna intervient dans un contexte d’effet cyclique. Il y a eu une phase d’excitation qui a engendré une surchauffe. Ces dernières années, nous avons connu une grande phase d’adoption: environ 10% des foyers suisses ont des positions en cryptomonnaies. Plutôt qu’une régulation, l’Etat a la responsabilité d’accompagner et de sensibiliser les petits et les nouveaux investisseurs. Il faut faire comprendre aux gens que les belles promesses n’existent pas et que les risques sont extrêmement élevés.» C’est peut-être la leçon à tirer du cas luna.

* Prénom d’emprunt.

Par Mehdi Atmani publié le 12 août 2022 - 08:50