1. Home
  2. Actu
  3. Témoignage: en couple depuis vingt ans, elle vote à gauche, lui à droite
Love story

En couple depuis vingt ans, elle vote à gauche, lui à droite

La sociologue nourrie aux théories révolutionnaires et le paysan qui vote UDC sont en couple depuis près de vingt ans. Elle raconte dans un livre cet amour atypique et le chemin parcouru pour faire de leurs différences une force. Leur vision du combat aussi, plus musclé chez elle, pour une politique agricole qui n’oppose pas écologie et paysannerie. 

Partager

Conserver

Partager cet article

Anouk Hutmacher, socialiste, raconte dans un livre son histoire d'amour atypique avec Marc Piccand qui vote UDC

Aucune agence matrimoniale n’aurait eu l’idée de les faire se rencontrer. Pourtant, Anouk et Marc ont appris à conjuguer leurs différences. Ici à la ferme du Jordil, où le Fribourgeois élève une soixantaine de vaches laitières.

Julie de Tribolet

Il y a un peu de «Roméo et Juliette» dans cette histoire parce que leur amour est indéniable et a fait fi de l’adversité, il suffit d’intercepter le regard de Marc sur Anouk et vice versa et ça dure depuis près de vingt ans. Ici, pas de famille hostile à l’épanouissement amoureux, pas de sang ni de larmes sauf quand il faut se séparer des vaches qui partent à l’abattoir ou que quatre d’entre elles finissent sous les roues du train régional, probablement à cause du loup. «On a d’ailleurs beaucoup pleuré», confient Marc et Anouk autour de la grande table en bois de la maison d’Oron-la-Ville. Marc habite officiellement au Jordil, 8 kilomètres plus loin, une ferme fribourgeoise où il élève une soixantaine de vaches avec son fils aîné. Ils ne vivent pas officiellement sous le même toit, même s’ils ont ensemble un jeune Arthur à la bouille épanouie.

A priori, aucun algorithme de site de rencontres n’aurait eu l’idée de les apparier. Autour de la table, Anouk Hutmacher, 56 ans, longue chevelure grise retenue par une queue de cheval, beaucoup d’expressivité dans le regard. Femme de gauche, parfois même très à gauche, sociologue qui a grandi et vécu à Genève. A sa droite, ce jour-là, dans les deux sens du terme, Marc Piccand, 63 ans, paysan de grand-père en petit-fils. Une carrure, une poigne qu’on devine broyeuse de phalanges mais quelque chose de doux dans ses yeux bleus. Vote UDC, mais l’UDC des campagnes, pas celle de Blocher. Il n’y a pas qu’un canton qui sépare géographiquement les amoureux. La sociologue a bourlingué de par le monde avant de se marier et de faire trois enfants puis de quitter Genève et de venir s’installer dans la maison maternelle. Le paysan, lui, s’est toujours contenté du magnifique horizon sur les Alpes qu’on aperçoit depuis sa ferme.

Elle lit au moins deux livres par semaine (il y a un Christian Bobin sur le guéridon de l’entrée), il s’en tient à ses journaux professionnels comme «L’Agri et La France agricole». Elle été libraire (a ouvert la première librairie à Oron), infirmière assistante, avant de travailler comme célébrante laïque et écrivain. Il est paysan et le restera jusqu’au bout. Anouk raconte leurs trajectoires croisées dans un joli bouquin «Silence, on ferme!», court et condensé à l’essentiel.

Anouk Hutmacher, socialiste, raconte dans un livre son histoire d'amour atypique avec Marc Piccand qui vote UDC

La sociologue, qui a beaucoup bourlingué de par le monde et exercé de nombreux métiers, se partage aujourd’hui entre l’écriture et une activité de célébrante laïque. Sa bibliothèque témoigne de son amour immodéré pour les livres.

Julie de Tribolet

Une vache socialiste !


Elle n’est pas devenue paysanne mais «femme de paysan», assure-t-elle. Avec ce que ça implique de concessions. Oublier les petits-déjeuners à deux, «les petits matin coquins, les vacances au bord de la mer». Pour la féministe qu’elle reste, pas toujours facile à intégrer. «J’ai dû négocier avec moi-même ma façon de me voir comme femme. Me sentir libre, même si je fais à manger tous les jours.» Lui s’est habitué de son côté à manger avec un drapeau tibétain qui traverse la cuisine, un portrait de Che Guevara dans le salon. Il y a aussi quelques effigies de Lénine avec des citations humoristiques du style: «Regarde bien ta Rolex, il est l’heure de la révolte!»

Jubilation chez Anouk à évoquer «les yeux parfois horrifiés de certaines copines lorsque je dis que mon mec est UDC». Des agriculteurs du coin l’ont aussi considérée comme «une traîtresse» quand elle a rejoint le Conseil communal sous la bannière socialiste. «Comme je ne vote pas dans sa commune, la paix des ménages est préservée, sourit Marc. Même si de toute façon j’aurais voté pour elle!» A noter qu’il a même baptisé une vache Micheline, lors de l’élection de la socialiste Micheline-Calmy Rey au Conseil fédéral. Si ce n’est pas une magnifique déclaration d’amour…

Ces deux-là ne se sont jamais mariés, ils ont juste échangé des bagues sur la terrasse, dix ans après le début de leur histoire. «On avait déjà donné de ce côté-là», rigole Anouk. Cela ne s’invente pas mais ils se sont rencontrés en 2006 au Café de… l’Union! « Je l’ai trouvé plus sensible que la plupart des paysans que j’avais rencontrés jusque-là», raconte-t-elle. Lui: «Elle parlait tellement bien que j’étais sous le charme. Et puis c’était la première fois que je rencontrais quelqu’un de gauche qui me comprenait.» Mais il faudra attendre une foire à l’oignon pour qu’ils s’échangent enfin téléphone et adresse. Et encore quelques mois supplémentaires «pour qu’il se décide, rigole Anouk, les paysans, cela met du temps…»

«Silence, on ferme!» raconte ce chemin l’un vers l’autre. Rogner les angles des préjugés, comprendre aussi qu’ils ne sont pas si différents dans leur envie de protéger cette terre magnifique qui les nourrit. Anouk l’écolo découvre que son paysan de cœur «connaît le chant des alouettes, chaque recoin de sa forêt, ses mousses, ses champignons, ses fougères, ses insectes, ses biches, ses framboisiers, ses grenouilles…»

Elle rêverait de croiser le regard d’un loup mais reconnaît que sa présence aujourd’hui dans la forêt voisine, qui a provoqué la mort tragique des quatre vaches de Marc, pose un vrai problème. Lui ne balaie plus systématiquement «tout ce qui est à gauche. Je suis moins politico-rigide», admet-il. «Le fils aîné d’Anouk, plutôt végétarien, a aussi amené des débats intéressants autour de la table», reconnaît-il. Et mange à la table familiale la viande de Marc «élevée dans l’amour et le respect». Son point de vue dans le bouquin s’intercale avec d’autres, dont celui de Maman, la mère d’Anouk, très fière de montrer des photos de vêlages à ses amies de la bonne bourgeoisie genevoise. Anouk et Marc sont juste désignés par Elle et Lui.

Anouk Hutmacher, socialiste, raconte dans un livre son histoire d'amour atypique avec Marc Piccand qui vote UDC

Dans le jardin de la maison familiale rénovée d’Anouk, à Oron-la-Ville. Elle était mère de trois enfants quand elle a rencontré Marc, qui avait quant à lui un fils, avec qui il travaille aujourd’hui. Ils sont les parents du joyeux et espiègle Arthur, 12 ans.

Julie de Tribolet

Ces directives qui donnent la migraine


Elle et Lui qui doivent tout de même composer avec leurs différences culturelles. Elle aimerait commenter plus souvent la marche du monde avec lui alors qu’«il a la tête dans le guidon et vit au cul de ses vaches», écrit-elle. Il y a sa fatigue à lui. Physique et psychologique. Il n’a pas vraiment vu leur fils grandir, tout occupé par la politique agricole qui n’a cessé de changer, ces directives à s’en donner la migraine, ce fameux PER, ce catalogue, cette bible de 4000 pages visant à rendre l’exercice de l’agriculture toujours plus compatible avec l’environnement, parfois, à ses yeux, «au détriment du bon sens». Et l’idée d’être payé pour moins produire horripile cet homme pour qui la mission première est de nourrir ses concitoyens. «En presque trente ans, on est passé d’une politique agricole qui favorisait la production de nourriture à une politique agricole qui la considère comme nuisible. Je n’ai rien pu faire pour éviter ça, et moi, ça me rend fou de rage.» Comme ce prix du litre de lait, payé autour de 1 franc dans les années 1990 et qui oscille aujourd’hui entre 50 et 80 centimes alors que la vie, elle, n’a pas cessé d’augmenter.

Il y a de l’amour et de la colère dans le livre d’Anouk. Ils ne sont pas toujours d’accord sur la meilleure façon de se battre. L’élève de Jean Ziegler, nourrie aux théories de Bourdieu, pointe l’inefficacité du lobby paysan, prône des méthodes plus expéditives. «Sois moins Suisse, moins consensuel! Comment veux-tu qu’on vous écoute, qu’on vous comprenne? Vous osez à peine exister!» Les Français, eux, montent sur Paris avec une armée de tracteurs, bloquent les routes, déversent des hectolitres de lait sur le macadam, donnent de la voix et font reculer Macron. Mais ce n’est pas le style de Marc. «Je sais qu’elle me trouverait plus sexy si je me mettais à faire ça, mais ça ne me ressemble pas. Et puis le lait, c’est de la nourriture, on ne jette pas la nourriture!»

Il y a au moins un point sur lequel ils semblent d’accord. Cela concerne l’avenir d’Arthur, leur fils de 12 ans. «Ni l’un ni l’autre ne souhaite qu’il devienne paysan.» Aïe, c’est mal parti: on ne le leur dira pas mais, à l’heure de la traite, dans la ferme paternelle, Arthur nous a fait la démonstration de son savoir-faire avec les bêtes. Et quand on lui a demandé ce qu’il aimerait bien faire plus tard, il a répondu, le plus naturellement du monde: «Paysan!»

>> A lire «Silence, on ferme ! chronique paysanne», préface de Blaise Hofmann, 120 pages, Editions Favre

Par Patrick Baumann publié le 13 juillet 2024 - 12:10