Lisa est étudiante à l’université de Bâle. Alors que ses amis profitent de leur pause-déjeuner pour réviser leurs cours, la jeune femme de 19 ans file en direction de l’hôpital de la cité rhénane. Là, elle se mêle à un petit groupe qui se tient devant la maternité portant des pancartes où s’affichent des slogans en allemand«Liebe sie beide» («Aime-les les deux») ou en anglais «Pray to stop abortion» («Prie pour faire cesser les avortements»). Depuis le début de la campagne «40 jours pour la vie», le 10 octobre, elle est venue trois à quatre fois par semaine pour prier «afin de toucher le coeur des femmes et leur donner la force de mener à terme des grossesses non-désirées.» Pour Lisa, aucun doute, la vie apparaît au moment de la conception, «lors de la création d’un génome complet», assure-t-elle. Et il s’agit de garantir par tous les moyens les droits de «l'enfant» à naître, à une exception près: en cas de danger mortel pour la mère. «Lors d’une chimiothérapie par exemple, le but n’est pas de tuer l’enfant mais le cancer. Si l’intention est de tuer une vie à naître, alors là, c’est inacceptable», explique la jeune militante par téléphone qui refuse de donner son nom de famille. Et dans des cas extrêmes, lors d’un viol par exemple? «Je ne crois pas que l’enfant devrait subir les conséquences des actes de son père.»
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À Bâle, ils sont 120 à être venus se relayer durant les 40 jours de cette campagne internationale, née aux Etats-Unis (USA), pays dont la Cour Suprême a révoqué le droit fédéral à l’avortement le 24 juin 2022 en enterrant l’arrêt «Roe v. Wade». Une décision qui a donné des ailes aux opposants à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans le monde entier.
Les anti-IVG donnent de la voix
En Suisse, aussi, leur voix se fait davantage entendre dans la rue et sur les réseaux sociaux. Le 17 septembre, ils étaient près d’un millier à défiler à Zurich-Oerlikon lors de la douzième édition de La Marche pour la Vie. Parmi eux, Samuel Kullman, politologue et député UDF au Grand Conseil de la ville de Thoune. Celui qui se présente comme «un adepte de Jésus Christ» sur son profil instagram n’a manqué aucune édition depuis la création du mouvement en 2011. «Il faut protéger la vie des enfants à naître. On veut moins d’avortements en Suisse car avec cet acte, on prend une vie humaine», explique le trentenaire responsable depuis 2019 des réseaux sociaux de la manifestation. Pour ce membre de l’église évangélique, la décision de la Cour Suprême américaine va dans la bonne direction et tant pis pour ceux qui s'inquiètent de voir le droit des femmes régresser. «On ne veut pas restreindre le droit des femmes mais trouver un équilibre avec celui de l'enfant à naître, répond-il. Nous réclamons qu’il soit mieux protégé en Suisse.»
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«Avorter, c'était la décision la plus difficile de ma vie.»
Si la voix des opposants à l’avortement résonnent de plus en plus dans l’espace public, leur influence et l’impact de leurs actions sont à relativiser selon Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et de socioéconomie de l’Université de Genève. «On a vu par le passé que la population suisse est, en grande majorité, favorable à l’avortement. Il suffit de jeter un œil aux dernières votations», relève la chercheuse. Elle note: «L’annulation du droit fédéral aux USA a été un événement très médiatisé, ce qui a pu galvaniser certains groupuscules en Suisse. Il suffit aujourd’hui de trois personnes assises devant une maternité pour trouver un écho dans les médias. Mais il s’agit de bruit médiatique, la proportion des anti-avortement n’augmente pas de façon significative.» Samuel Kullmann le reconnaît: «Le nombre de participants à La Marche pour la Vie demeure stable mais il est vrai que le sujet est plus abordé depuis ce qui s’est passé aux USA. Nous recevons plus de sollicitations de la part des médias.»
Dominique Müggler, lui, n’a pas attendu le volte-face de la Cour Suprême pour s’ériger contre l’avortement. Ce fervent opposant à l’IVG avait déjà lutté - sans succès - contre la décriminalisation de l’avortement en Suisse en 2002. Un échec qui n’a pas refroidi ses ardeurs. Il est aujourd’hui le président de deux associations hostiles aux interruptions de grossesse; l’association Mamma,, qui, sur son site web, déclare «que l’avortement n’est pas une interruption de grossesse mais le meurtre de son enfant». Et aussi, l’Aide suisse pour la mère et l’enfant (ASME), association à l’origine de la création des «boîtes à bébé» en 2001, un dispositif qui permet aux mères d'abonner leur nouveau-né dans un guichet installé à l’extérieur d’un établissement hospitalier. Le Bâlois a également participé à la création de hope21, une association qui milite contre les avortements des foetus atteints de trisomie 21. Pour l’intéressé, «l’avortement est une mauvaise manière de traiter les enfants à naître. Il faudrait y mettre un terme». Il poursuit son raisonnement par écrit: «La Confédération et les cantons devraient prendre toutes les mesures possibles pour limiter le nombre d'avortements. En ce qui concerne la circulation routière, de nombreuses mesures - baptisées «Via Sicura»- ont été prises pour réduire le nombre de morts sur les routes. Dans le même ordre d'idées, il faudrait ficeler un paquet de mesures «Vita sicura» pour réduire le nombre d'avortements et contrôler chaque année s'il est efficace.» En Suisse en 2021, on a dénombré 11’049 interruptions de grossesses (6.7 interruptions pour 1000 femmes), l’un des taux les plus bas en comparaison internationale selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique.
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Deux initiatives en cours
Et sur la scène politique suisse, qui relaie les revendications des anti-avortement? Sans surprise, on retrouve certains politiciens d’obédience conservatrice et/ou religieuse aux avant-postes. En décembre 2021, deux initiatives populaires ont été lancées pour restreindre l’accès à l’IVG par deux députées de l’Union démocratique du centre (UDC).
Le premier texte, intitulé «la nuit porte conseil» a été déposé par la conseillère nationale Andrea Geissbühler (UDC/BE).
Le but? Introduire un délai de réflexion d’un jour avant de procéder à une IVG. Benjamin Roduit (Centre/VS) est membre du comité d’initiative. Il accepte de nous répondre du bout des lèvres en précisant qu’il s’exprime à titre personnel et non au nom de son parti: «Certains milieux souhaiteraient qualifier l’avortement d’acte purement médical. Or, ils négligent tous les autres enjeux sociétaux, familiaux et financiers. Il faut procéder comme pour un contrat: une fois que la décision est arrêtée, un délai de rétractation doit être prévu.» Ce père de quatre enfants s’oppose fermement à l’inscription du droit à l’avortement dans la constitution, la porte ouverte à tous les excès selon lui. «Il existe un droit qui permet l’interruption de grossesse sous certaines conditions. Si on en fait un droit absolu, alors il n’y aurait plus de remises en question sur le plan éthique ni de discussions possibles,» s’exclame-t-il.
Le deuxième texte, «Sauver les bébés viables», lancé par la députée Yvette Estermann (UDC/LU) concerne les avortements tardifs et il est soutenu en Suisse romande par Marie-Bertrande Druay, vice-présidente des femmes UDC. Membre du comité d’initiative, l’avocate-stagiaire «peine à conceptualiser qu’un foetus apte à vivre en dehors du corps de sa mère ne puisse être considéré comme un être humain à part entière. Je ne vois pas comment on pourrait réfuter ce propos. D’où le dépôt de cette initiative, a-t-elle dit avant d’ajouter: «il faut un débat public sur le sujet.»
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Le délai pour la récolte des 100'000 signatures nécessaires à la tenue d’un vote populaire court jusqu'au 21 juin 2023. Fait intéressant, on retrouve le Bâlois Dominik Müggler siégeant au sein du comité d’initiative «sauver les bébés viables». Et les signatures récoltées en faveur du texte doivent être envoyées directement à l’association Mamma dont il est le président.
Danielle Siegfried, coprésidente de l’association interjurassienne Grève des femmes craint l’aboutissement des ces deux initiatives. Même si elle ne constate pas une montée puissance des militants anti-avortement en Suisse, elle reste vigilante. «Dans une vingtaine de pays extra-européens, l’IVG est encore interdite. En Pologne aussi. En France, le débat est revenu sur le devant de la scène. Rien ne nous met définitivement à l’abri d’un retour en arrière s’inquiète-elle avant de conclure, inquiète: la question de l’avortement n’est pas encore terminée.»