Le brouillard tire progressivement sa révérence. Le lundi 11 mars dernier à 8 heures, Genève marche encore au ralenti. Personne ne se doute qu’au cœur de la Vieille-Ville se prépare un léger bouleversement: rien de moins que la fin du monde. C’est le scénario imaginé et coécrit par le réalisateur genevois Gary Grenier avec Zep, son ancien prof de dessin devenu son complice. Ce matin-là, l’équipe est réunie au Musée d’art et d’histoire (MAH). L’imposant bâtiment et ses riches collections servent de décor à une intrigue dans la veine fantastique. La troupe est au maquillage. Elle se prépare à sortir sous la direction du cinéaste de 36 ans. Après une formation universitaire en journalisme à Lyon, des collaborations pour Michel Denisot ou Nikos Aliagas à Cannes, un passage à Léman Bleu comme journaliste reporter image, Grenier a fait des documentaires, des longs métrages, des publicités et il vient de terminer le portrait hallucinant d’un SDF américain qu’il a suivi pendant plus de deux ans à Los Angeles. On lui doit aussi «La vie de J. C.», série télé humoristique autour de Jésus pour la RTS. Invité en résidence par le MAH, il filme «Eternité». Un court métrage dont le décapant directeur Marc-Olivier Wahler est à l’origine.
Parmi les comédiens, on reconnaît Brigitte Rosset. Elle campe une guide incollable. On ne connaît pas encore le groupe de visiteurs qu’elle entraîne dans son sillage. Voici Théa, affublée d’un sombrero, Colin, en chaise roulante, Giulian et ses innombrables montres aux poignets, Xavier, à l’allure gothique avec sa mèche sur les yeux. On aperçoit Julien et son crucifix, Stefan et sa caméra portative, Anthony et son poste de radio. Ces acteurs et une partie du staff technique bénéficient des prestations dispensées par Clair Bois. La fondation genevoise apporte un accompagnement adapté aux personnes en situation de handicap. Elle abrite la boîte de production Ex&Co qui les forme aux métiers de l’audiovisuel. Ce sont eux qui confectionnent «Décadrages», le rendez-vous hebdomadaire diffusé chaque jeudi à 15h15 sur la chaîne Léman Bleu.
La journée de tournage commence sous le regard de Valérie Martinez. Chanteuse, auteure et compositrice, membre du groupe The Woohoo, elle signe la bande originale. Dehors, Brigitte Rosset explique aux touristes qu’en levant la tête ils découvriront sur la façade du MAH un compte à rebours rouge sur fond noir. C’est le point de départ du film. «Big Crunch Clock», pièce signée par l’artiste Gianni Motti, mesure le temps séparant le soleil de son explosion. Les chiffres défilent à une cadence infernale. Dans 5 milliards d’années, tout va disparaître. La marge paraît confortable avant le jugement dernier. Sauf que tout va basculer. L’horloge tombe en panne et, lorsqu’elle repart, il ne reste que dix minutes avant l’inéluctable catastrophe.
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«Donner la parole à ceux qui ne l’ont pas»
En constituant son casting, Gary Grenier souhaitait valoriser des profils uniques. Son but n’était pas de présenter le handicap à la façon d’Artus dont la comédie «Un p’tit truc en plus», actuellement en salle, connaît un très beau succès en Suisse romande. L’humoriste français et tous ses acteurs ont monté les marches du Festival de Cannes le 22 mai. L’approche d’Eternité est moins frontale. «J’ai fait mon service civil à Clair Bois, précise l’homme d’images. Et j’ai immédiatement pensé à eux car je souhaitais faire de leur singularité, sans la nommer ni la montrer, une force et donner la parole à des êtres qui, généralement, ne l’ont pas.» En intégrant les traits de caractère et un peu de la personnalité réelle de chacun, il a réussi à façonner de vrais personnages. Ils ne jouent pas à exister, ils existent en jouant, affrontent leur trac et s’en sortent formidablement bien.
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Théa et les autres ont fait preuve d’acuité à propos du récit. «A deux minutes du cataclysme, comme seules les œuvres d’art allaient nous survivre, j’ai imaginé que le musée serait le garant de notre immortalité.» Dans le temps imparti, chacun et chacune va devoir trouver un tableau qui lui correspond afin d’en faire son refuge et de passer de l’autre côté du miroir. «A un moment, l’un d’eux m’a fait remarquer, logique, que mon postulat de départ était faux, puisque l’horloge digitale, œuvre d’art à part entière, comporte une date de péremption...»
Brigitte Rosset, citant Malraux, le clame: «Le musée est le seul lieu au monde qui échappe à la mort.» Les protagonistes vont se mettre en quête de l’œuvre inspiratrice et salvatrice. Lorsque Julien demande à Théa comment trouver la bonne toile, elle a cette réplique hilarante: «Je ne sais pas, c’est ma première fin du monde. Tu te concentres et tu te débrouilles!»
Bob Dylan doit être un peu autiste...
Drôles, impliqués, appliqués, certains se montrent diserts à la pause déjeuner. Giulian, dont le père est guitariste, se passionne pour la musique. Derrière sa moustache, il est intarissable sur les Beatles, les Rolling Stones, Ben Harper, Iggy Pop ou Bruce Springsteen. Il nous fait part de la démence de Brian Wilson, génie fragile des Beach Boys, et nous glisse, en aparté: «Bob Dylan doit être un peu autiste.» Il est vrai que l’on dit de lui, de par sa grande difficulté à interagir socialement, qu’il est atteint du syndrome d’Asperger, du nom de ce pédiatre viennois qui en fit la description le premier en 1943.
Le handicap, une question de regard
La parole des uns et des autres fait penser aux journalistes des «Rencontres du Papotin». Cette revue créée il y a trente ans, conçue par des personnes atteintes de troubles du spectre autistique, est devenue un rendez-vous télévisé d’une puissance émotionnelle rare. Une façon de faire tomber les barrières, les préjugés et la peur de ce que l’on ne comprend pas, parce qu’on ne le connaît pas.
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Brigitte Rosset, dont c’est le premier jour de prises de vues, se confie: «C’est un tournage comme un autre. Tout à fait normal, mais jamais normal comme quand un tournage est merveilleux. Gary dirige en douceur, ils se connaissent entre eux. Moi, je débarque, je dois trouver ma place.» Elle a été pendant dix ans la marraine de l’Association genevoise d’intégration sociale (AGIS), où elle a donné une formation de théâtre. A la question de savoir ce qu’est le handicap, elle apporte sa réponse. «C’est aussi une question de regard. Quelle est la norme? Ce matin, il y a autant de participants que de handicaps. C’est moi qui me sens différente. Au début, on ne sait pas comment communiquer. Il y a un chemin à faire vers l’autre. Poser des étiquettes nous rassure tout de suite. Connaître autrui et ses différences demande du temps.»
Théa, avec sa pointe d’accent britannique, est la plus volubile. Elle vous embarque dans son monde, énumère la signification de ses tatouages, dont un attrape-rêve sur l’avant-bras en souvenir de sa grand-mère. Sa vérité est celle du moment. «A Londres, enfant, au cours d’un voyage, j’ai vu passer la famille royale devant le palais de Buckingham. On m’a raconté que j’avais ouvert la portière du véhicule de Charles pour tenter d’y pénétrer.» Pas étonnant qu’elle soit fan de The Crown. «Vous avez vu la série? Elisabeth II est un modèle d’élégance. Sa maîtrise de soi et son équilibre m’ont aidée à grandir.»
Dans son fauteuil, Colin n’est jamais très loin. Théa et lui se surnomment «chaton» et «mon ange». «C’est inexplicable, dit-elle, nous sommes hypersensibles l’un à l’autre, comme frère et sœur. Je ressens tous ses besoins.» Elle nous confie avoir des intuitions et même des prémonitions parfois. Il lui fait une confiance aveugle. Elle l’aide à manger, à boire et à se changer. «Si j’aide les gens, je me sens bien avec moi-même, dit-elle. Nous sommes une seconde famille, comme les héros de Fast and Furious.» Colin communique en formant des mots avec sa tablette sonore. Gary Grenier en a fait un ressort comique. Dans le film, la machine, incapable de répondre correctement aux besoins de celui qui la manipule, dit «maman» pour «momie» ou encore, devant une statue de marbre, «c’est vraiment poilu» pour «c’est vraiment poignant».
Elle se souvient que le mot handicap vient de l’anglais «hand in cap» signifiant «main dans le chapeau». L’expression découle d’un jeu d’échanges d’objets qui se pratiquait en Grande-Bretagne au XVIe siècle. Un arbitre évaluait les lots et s’assurait de l’équivalence afin de garantir l’égalité des chances des joueurs. Le handicap traduisait la situation défavorable de celui qui avait fait une mauvaise pioche. «On a tous un handicap, mais contrairement à nous, eux ne peuvent pas toujours le dissimuler», constate Gary Grenier. Jouer leur permet de se dépasser. Avec leur force, leur sensibilité, leur talent et leur empathie naturelle.» Il les voit comme des révélateurs. «En leur présence, le masque tombe, dit-il. Pendant longtemps, j’ai cru bon de cacher mon homosexualité afin de me protéger. A 17 ans, je craignais les moqueries. Si je me suis affranchi du regard des autres à 26 ans, c’est grâce à eux, en m’autorisant à l’accepter.»
Bientôt, ils auront tous leur nom à l’affiche. On y voit l’horloge et la belle façade du musée. A Genève, si vous passez devant, entrez sans crainte. Vous découvrirez, entre autres merveilles, l’exposition du plasticien belge Wim Delvoye jusqu’au dimanche 16 juin. Ce jour-là, Eternité sera projeté en boucle. Après l’avoir vu, votre perception du handicap pourrait changer. Et comme cette fiction est aussi un hommage appuyé à l’art en ce lieu, vous ne visiterez plus le MAH de la même façon. Mais au fait, en cas de péril, quelle œuvre choisirez-vous?