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Ukraine-Russie

«On est en train de bâtir un autre rideau de fer»

A travers le conflit russo-ukrainien, Stéphane Garelli, professeur émérite à l’Université de Lausanne et à l’institut de management IMD, perçoit l’émergence de deux blocs que tout oppose et dont l’affrontement bousculera l’ordre économique mondial. Selon lui, la Suisse ne devrait pas trop en souffrir.

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Stéphane Garelli

Stéphane Garelli perçoit, dans le conflit Ukraine-Russie, l’émergence de deux blocs que tout oppose et dont l’affrontement bousculera l’ordre économique mondial.

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- Dans «Forum», sur la RTS, vous avez estimé que le conflit russo-ukrainien sonnait le glas de la «mondialisation low cost» entamée il y a environ trente ans. Qu’entendez-vous par mondialisation ou globalisation low cost et qu’est-ce qui vous pousse à tirer cette conclusion?
- Stéphane Garelli: On peut résumer la globalisation en trois phases. La première, que j’appelle low cost, avait pour but de fabriquer des produits le plus rapidement possible, le meilleur marché possible. C’est ce que nous avons connu jusqu’à la crise du covid. Avec la crise sanitaire, nous avons abordé un autre chapitre, caractérisé par le découplage des économies et le dédoublement des technologies, dont l’objectif était d’être moins dépendant des autres et d’avoir plus de sécurité dans les approvisionnements. La sécurité ayant un prix, on oublie le low cost, cela devient beaucoup plus cher. La troisième phase, dans laquelle nous sommes entrés depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, est celle d’une globalisation fracturée, où l’on voit émerger deux mondes parallèles. D’un côté, l’Occident, réunissant les Etats-Unis, l’Europe, l’Australie, le Japon, le Sud-Est asiatique et l’Amérique latine, et de l’autre, des pays comme la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud, qui veulent vivre selon leur propre système politique, économique et social. Nous percevions cette tendance depuis quelques années, mais le conflit a accéléré ce processus qui place nos entreprises opérant à l’étranger – on le voit avec l’exemple de Nestlé – dans une situation très délicate.

- Des entreprises entre deux feux, vous voulez dire?
- Exactement. Les multinationales s’exposent à des risques réputationnels dans leur propre pays si leur éthique est jugée insuffisante alors que, dans les pays où elles opèrent, on leur dit: «Ecoutez, on commence à être fatigués de l’attitude moralisatrice de votre pays d’origine, si ça ne vous plaît pas, allez voir ailleurs.» C’est face à ce dilemme qu’elles se retrouvent. Quand vous parlez de manière informelle avec leurs responsables, ils sont conscients que cette situation n’est pas tenable et qu’elle leur impose de revoir leurs investissements et leur présence à l’étranger.

- Pour l’anecdote, Larry Fink, le fondateur et patron de BlackRock, la plus grande société de gestion d’actifs et d’investissement du monde, a fait la même annonce que vous mais quelques heures plus tard. Vous a-t-il plagié?
- J’aime croire que tous les matins, quand il se lève, M. Fink cherche à savoir ce qu’a dit Garelli la veille, mais j’en doute (rires).

- Plus sérieusement, la guerre incite les pays formant le BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) à resserrer leurs liens afin de pouvoir se passer le plus possible de l’Occident…
- Oui. En clair, les pays qui s’abstiennent de voter contre la Russie aux Nations unies. Auxquels on peut ajouter l’Indonésie, le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. On pourrait assimiler cela à un nouveau rideau de fer. A la différence non négligeable que ces pays, contrairement à ceux vivant naguère derrière le rideau de fer, sont tous riches non seulement financièrement, mais également en matières premières, en compétences humaines, voire en technologies, à l’instar de la Chine. Ce qui rend la situation très différente.

- Un bloc qui rassemble plus de 4 milliards de personnes, soit plus de la moitié de la population mondiale…
- C’est vrai. Mais n’oubliez pas qu’il ne représente qu’un tiers du PIB mondial, contre deux tiers pour l’Occident. Cela étant, ces pays sont réellement irrités par notre attitude moralisatrice, qu’ils perçoivent comme une ingérence. Leur message et leur réaction doivent donc être pris très au sérieux. C’est à ce changement brutal que nos gouvernements et nos entreprises sont confrontés.

- A propos de comportement moral, bien des pays – y compris la Suisse d’ailleurs – sanctionnant la Russie continuent de vendre des armes à l’Arabie saoudite, leader de la coalition menant la guerre au Yémen. Le souci réputationnel serait-il à géométrie variable?
- Vous pouvez même aller plus loin. On dit aussi au Qatar que c’est inadmissible de construire des stades de foot avec de la main-d’œuvre bon marché et, le lendemain, on envoie nos ministres à Doha négocier des accords sur le gaz. Ce double jeu des gouvernements, contraints de veiller à l’intérêt de leur nation, est courant. Mais les entreprises ne disposent pas de cette marge de manœuvre. Imaginez la complexité de gérer du jour au lendemain une liste de près de 1000 personnalités, par exemple des oligarques, dont les activités doivent être gelées. D’autant que le système n’est pas étanche.

- C’est-à-dire?
- Au cours du mois écoulé, l’Inde a par exemple quadruplé ses importations de pétrole russe, acquis avec 30% de rabais, avant de les revendre sur les marchés internationaux. La situation est très compliquée pour tout le monde.

- Joe Biden estime que la Chine saura voir son intérêt économique et ne commettra pas l’erreur de snober l’Occident au profit de la Russie…
- Les Chinois sont très réalistes, en effet. Et il ne faut pas oublier que leurs relations avec la Russie ont été très tendues pendant des dizaines d’années. En vérité, ils ne s’aiment pas et les Russes ont une peur bleue que la Chine impose son influence sur la Sibérie, dont le sous-sol recèle toutes les ressources naturelles dont elle a besoin. A mon avis, la Chine va racheter des entreprises occidentales qui quittent la Russie ou prendre leur place. Petit à petit, elle sera beaucoup plus présente que jusqu’à maintenant.

- Ce qui ne veut pas dire qu’elle snobera l’Occident?
- Non. Je pense que ce n’est pas dans son intérêt, même si elle essaiera de plus en plus de s’en éloigner. Historiquement, la Chine aime se recentrer sur elle-même et oublier le reste du monde de temps à autre. Il y a dans la mentalité chinoise cette tendance à s’isoler, à vivre loin des autres.

- Là où vous voyez un nouvel ordre économique mondial se mettre en place, d’autres entrevoient au contraire la fin du règne de Vladimir Poutine et un basculement du pouvoir russe en faveur de l’Occident. Qui a raison?
- Je ne crois pas à ce scénario pour le moment. La fin du règne de Poutine n’est pas pour demain et, même s’il tombait, rien ne garantit que son successeur serait différent. Ce qu’il faut savoir, c’est que la Russie est économiquement relativement petite. Ses ressources naturelles sont certes énormes, mais pratiquement tout ce que lui rapportent ses ventes d’énergie à l’Europe alimente le budget militaire.

- On dit que l’économie russe a déjà commencé à s’effondrer à cause des sanctions…
- C’est le cas. Selon la banque américaine JPMorgan, le pays sera déjà affecté par une récession de 20% au premier trimestre. Sur toute l’année, celle-ci devrait être d’au moins 10%. Et le peuple en ressent déjà les effets, via des pénuries touchant même l’alimentation. Les gens commencent à se poser des questions parce que ces problèmes-là, vous ne pouvez pas les cacher.

- Les deux blocs dont vous parlez ne sont-ils pas en train de jouer au jeu dangereux de qui s’effondrera le premier?
- Les enjeux vont bien au-delà d’un simple jeu. Les disruptions économiques sont énormes et ne concernent pas seulement les deux blocs. Beaucoup d’autres pays sont concernés, en particulier par l’approvisionnement en blé et en céréales, comme l’Egypte, la Turquie ou le Liban. Une rupture de la chaîne peut provoquer des troubles importants. C’est cette contagion que l’Occident tente d’éviter. Résoudre les problèmes économiques posés par la Russie coûterait très cher mais ne serait pas insurmontable. Le vrai danger, c’est cet effet domino qui menace.

- L’Europe, beaucoup plus dépendante de la Russie que les Etats-Unis sur le plan énergétique, ne risque-t-elle pas d’être pénalisée en s’alignant sur les sanctions américaines?
- Pour l’Europe, la priorité est autant politique et géopolitique qu’économique. Elle n’a donc pas d’autre choix que de s’aligner. Avec Trump, l’Europe a eu une peur bleue que les Etats-Unis se retirent de l’OTAN et qu’ils se désintéressent carrément d’elle. Ce qui aurait fait de notre continent une sorte de ventre mou, une zone où les pays ne sont jamais d’accord entre eux, bref, une cible relativement facile à atteindre comme, à l’évidence, devait le croire Vladimir Poutine. Avec le déclenchement de la guerre, il était donc important, voire capital pour elle de montrer un front commun avec les Etats-Unis, ce qui lui permet de se replacer sur l’échiquier international.

- Et la Suisse a-t-elle raison de suivre ce mouvement?
- Je ne sais pas si elle a raison, mais le dernier sondage indique que deux tiers de la population y est favorable. En fait, on ne pouvait pas faire autrement. D’un point de vue moral, cela aurait été inacceptable et nous aurions été sanctionnés. On l’a vu avec la fiscalité et les fonds en déshérence: dès qu’on nous met une forte pression politique, nous n’avons pas d’autre choix qu’obtempérer. Alors, c’est vrai, les oligarques russes quittent la Suisse pour aller à Dubaï, en Turquie ou ailleurs. Je n’y vois pas un risque économique important. Le risque que court Nestlé en Russie n’est pas différent de celui de Danone ou d’autres multinationales. Pour des sociétés comme Nestlé, c’est un choix à la fois économique et de plus en plus politique.

- Quelles seront les conséquences de cette crise, qui rebat singulièrement les cartes du monde à vos yeux?
- Du point de vue de la Russie, tant que Poutine restera au pouvoir, son isolement se poursuivra et le pays deviendra un Etat voyou comme la Corée du Nord ou la Syrie, pour le plus grand malheur des Russes eux-mêmes. Le reste dépendra beaucoup du rôle que joueront des pays comme la Chine ou l’Inde. Deviendront-ils des agents commerciaux de la Russie ou pas? Nous le saurons très rapidement…

Par Christian Rappaz publié le 30 mars 2022 - 08:37