Bogotá, le samedi 15 décembre 2012. Dans la voiture vers le Coliseo El Campin, où il doit affronter Jo-Wilfried Tsonga quelques heures plus tard pour le sixième et dernier match-exhibition de sa tournée en Amérique du Sud, Roger Federer nous accorde la suite d’un entretien exclusif entamé une semaine plus tôt à São Paulo. Un motard de la police nous escorte, un ancien membre de la sécurité à la Maison-Blanche est assis à l’avant, des fans tentent de se porter à sa hauteur pour le saluer. La situation est totalement extraordinaire et pourtant Roger ne cesse de mettre en avant sa condition d’homme ordinaire. Détendu, profondément heureux de ces deux semaines inoubliables en Amérique latine, il parvient – presque – à nous convaincre.
- Quelles sont les raisons profondes qui vous ont amené à faire ce voyage si long, si loin, sans votre famille, avec un programme aussi chargé et au terme d’une saison très fatigante?
- Roger Federer: Lorsque je jouais les tournois de Miami ou d’Indian Wells, j’étais toujours impressionné par le nombre de Sud-Américains qui venaient du Chili, du Brésil, d’Argentine pour me voir jouer. Et ces gens depuis dix ans me disaient: «Viens en Amérique du Sud!» Cela me faisait envie, à la fois pour leur faire plaisir et pour découvrir de nouveaux pays, mais c’était compliqué à organiser. Les tournois sud-américains sont en février, pas l’idéal. Et venir en vacances à l’autre bout du monde, ce n’est pas quelque chose que je fais à la légère. Mais, en 2012, il y a eu une occasion, la saison se terminait deux semaines plus tôt que d’habitude. Je me suis dit: «C’est cette année ou jamais.» Bogotá a été la première intéressée. Il y a eu ensuite le Brésil, on ne savait pas si ce serait São Paulo ou Rio. Après, ça a commencé à s’agiter de partout et l’Argentine est venue se joindre à ce qui est devenu un tour incroyable. On est parti de l’idée de trois ou quatre exhibitions pour arriver finalement à six. C’était un peu le maximum, mais je me suis dit: «Ça me coûte trois jours de plus, mais je fais les choses bien.» Je suis vraiment content d’avoir fait plusieurs pays, en restant plusieurs jours à chaque fois.
- Y avait-il aussi la volonté de développer la «marque Federer» dans un continent à l’énorme potentiel économique?
- Ce n’était pas l’objectif. Bien sûr, j’entends maintenant des gens qui veulent le refaire l’année prochaine, des sponsors qui sont très heureux du succès de la tournée. Les promoteurs sont contents, les fans sont contents, les villes sont contentes et même parfois les pays sont contents. Tant mieux si c’est un win-win où tout le monde sort gagnant. Mais je n’étais pas là-bas pour le business. Si c’était le cas, j’y serais allé avec un projet sur plusieurs années; là, je ne sais pas si j’y retournerai un jour.
- Pour vous avoir suivi douze jours dans trois pays, nous pouvons attester que vous étiez partout et pour tous souriant, ouvert, disponible, jamais blasé. C’est à la fois très rare et très impressionnant. Comment faites-vous?
- Beaucoup me disent qu’ils sont étonnés de ma patience, mais, pour moi, le contact avec les autres est quelque chose de très important. Même s’il s’agit de gens que je ne verrai plus jamais de ma vie, j’estime que je dois le même respect et la même attention à chacun, qu’il soit célèbre ou anonyme. Parfois, ce n’est pas possible parce que je n’ai pas le temps ou qu’il y a vraiment trop de monde, mais c’est quelque chose auquel je tiens.
- Le fameux «c’est sympa d’être important, mais c’est plus important d’être sympa» de vos débuts…
- Pas seulement, je le fais aussi pour moi. Je trouve important de rencontrer de nouvelles personnes. J’ai un besoin constant de nouvelles choses. Face à la nouveauté, on devient plus flexible, plus spontané et, au final, on est prêt à faire davantage d’efforts. Faire cette tournée m’a rempli d’énergie et m’a redonné envie pour la suite. Je suis heureux d’avoir découvert d’autres pays, d’autres conditions de jeu, d’autres organisations, mais lorsque je retournerai à Melbourne ou à Wimbledon, je serai content de retrouver ce que je connais.
- A vous suivre, le constat est évident: vous êtes aujourd’hui une icône mondiale, une personnalité à l’aura planétaire. Savez-vous ce qui vous rend à ce point universel?
- Partout où je vais, les gens ont le sentiment de me connaître. Et peut-être ont-ils raison de le penser parce que j’essaie toujours de rester moi-même, sur le court et en dehors. Ils voient que je suis fair-play, honnête, amical. Je pense que ce sont des valeurs universelles. Peut-être qu’à cela s’ajoute le fait que je viens de Suisse, un petit pays avec une image de neutralité. Je suis sans doute plus facile à «adopter» pour les fans des autres pays.
- On dirait que vous n’avez choisi de prendre que les bons côtés de la célébrité – l’amour des gens, les rencontres privilégiées – et que vous vous accommodez sans trop de problèmes du revers de la médaille. Est-ce une juste vision de votre vie?
- Quand vous êtes sous les projecteurs, forcément il y a toujours des problèmes quelque part. On ne sait jamais ce qu’il faut dire ou faire. Alors je me suis dit que c’était le côté naturel qui devait ressortir en premier. Cela a toujours été comme ça. Agence de management ou pas, je ne me suis jamais laissé guider par quiconque. Par contre, j’ai toujours beaucoup discuté avec mes parents, avec Mirka, avec mes copains les plus proches et j’ai toujours été à l’écoute de mon feeling personnel. Il faut que je sois bien dans ma peau parce que dès que j’essaie de faire un truc qui n’est plus moi, je ressens tout de suite un malaise, la pression, un sentiment désagréable.
- Vous êtes quelqu’un de très intuitif?
- Oui, mais je ne peux pas faire n’importe quoi. Sur Facebook, je suis lu par 12 millions de personnes, donc je réfléchis un petit peu à ce que je vais écrire, parce que cela peut très vite prendre des proportions énormes.
- En 2012, vous n’avez pas été épargné par les critiques: trop neutre, trop peu souvent en Suisse, plus intéressé par l’argent que par la Coupe Davis. Comment l’avez-vous vécu?
- Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Et certaines critiques sont parfois utiles, elles obligent à repenser certaines choses. J’ai fait plein d’erreurs dans ma carrière, c’est clair, l’essentiel est d’en retirer quelque chose. C’est comme cela que l’on devient plus fort, sportivement et humainement. Cela dit, quand on vous tend autant de fois un micro devant la bouche, il y a forcément un moment où ce que vous dites déplaît à certains. Si vous êtes sincère, vous êtes trop sincère; si vous êtes gentil, vous êtes trop gentil; si vous êtes sévère, vous êtes trop sévère. Ce n’est juste pas possible de faire plaisir à tout le monde! Et essayer de plaire à tout le monde vous conduit très vite dans un cercle vicieux où vous n’êtes qu’à l’écoute de ce que l’on va dire ou penser. Je fais beaucoup pour les autres et je veux faire beaucoup pour les autres, mais, à la fin de la journée, je m’entraîne pour avoir du succès, pour moi et pour les gens qui m’entourent et me soutiennent, pour bien représenter la Suisse.
- Au Brésil, vous avez été invité chez Pelé. De quoi avez-vous parlé?
- Cette rencontre, c’était vraiment quelque chose que j’attendais avec impatience et un peu d’anxiété. Le matin, je me réjouissais comme un gamin. Ce n’était pas forcément pour lui poser des questions, juste l’écouter. Pelé, c’est une personnalité extraordinaire! Il est allé une fois en Afrique dans un pays en guerre et la guerre s’est arrêtée pendant trois jours parce que tout le monde voulait voir Pelé. Alors je voulais juste discuter, sentir un peu la personne.
- Vous auriez dû rencontrer Ronaldo à São Paulo, vous avez joué au tennis-ballon avec des footballeurs à Buenos Aires et à Bogotá. On dirait que le foot est plus qu’une passion pour vous, presque un regret…
- Quand même pas. Je crois que j’ai bien fait de choisir le tennis mais, c’est vrai, ne pas jouer plus souvent au football, c’est un manque parfois. Cela dit, je voulais aussi montrer aux enfants que foot ou tennis, peu importe, l’essentiel est de faire du sport.
- A propos de manque, ce long voyage sans votre épouse et vos filles, c’était une première?
- Je suis parti seul également une dizaine de jours à Shanghai. Ce qui était nouveau, par contre, c’est que je me suis mis à Skype. Avant, je ne savais pas comment ça marchait. Ça ne fonctionne pas toujours très bien avec le wifi, ce n’est pas toujours possible avec mon planning et le décalage horaire, mais on a essayé d’instaurer un petit rendez-vous le soir avant que les filles ne s’endorment. C’était très sympa.
- Votre père, Robert, vous a accompagné. Nous étions plus habitués à voir votre mère, Lynette, et bien sûr Mirka, dans votre loge.
- C’est lui qui a voulu venir! Il m’a dit: «J’ai toujours rêvé d’aller au Brésil. Je viens.» Je lui ai répondu: «OK, papa, pas de problème.» Et après, il a encore dit: «Finalement, je fais toute la tournée.» C’est ce que j’apprécie beaucoup avec mes parents: ils sont capables de se libérer pour venir me voir deux jours à l’Open d’Australie et, en même temps, s’ils n’ont pas envie, ils ne viennent pas. Ils ont toujours eu la bonne distance, la bonne balance, et je ne les remercierai jamais assez parce qu’il y a tellement de jeunes sportifs qui sont soit livrés à eux-mêmes soit étouffés par leurs parents. Les miens ont toujours été là tout en me laissant une grande liberté. C’est vraiment quelque chose dont on peut s’inspirer pour ses propres enfants.
- Quel genre de relations avez-vous avec lui? Etre le père de Federer ne doit pas être forcément simple à vivre.
- Mais entre nous, Federer, c’est lui, et moi, je suis Roger. Il me voit comme son fils et, pour moi, il reste toujours papa. Et il me fait rire! Par exemple, il ne s’habitue pas à l’organisation qu’il y a autour des tournois. Il est chaque fois surpris qu’une voiture l’attende en bas de l’hôtel. Au Brésil, nous avons visité le marché de São Paulo et il y avait plein de fruits. Comme j’adore ça, j’ai commencé à tout goûter. Il y avait une centaine de personnes, environ 25 journalistes, et lui derrière qui me criait en suisse-allemand: «Mais arrête de manger autant de fruits, tu vas te rendre malade, tu vas passer la nuit aux toilettes!» Je me suis retourné et je lui ai dit en riant: «C’est bon, papa, je gère», et il a ri aussi. Ça, c’est mon père…
- La seule chose que vous avez demandée aux Argentins a été un «asado», la traditionnelle grillade. Nous avons tous oublié que vous avez été longtemps végétarien, à une époque où vous étiez décoloré en blond, mangiez essentiellement des céréales, n’aviez que deux jeans dans votre garde-robe. Quelle évolution!
- Chris Clarey, du «New York Times», m’a récemment dit la même chose: «Ce qui t’est arrivé ces dix dernières années est incroyable.» C’est vrai qu’on est là, dans une voiture avec une moto de la police à côté – bon, moi, je n’aime pas trop ça –, je fais une tournée dingue, je rencontre des présidents, je mets un costume pour aller parler à des gens dans des galas, et quelquefois jouer au tennis. En Argentine, il y avait tellement de ferveur dans le stade que, le premier soir, j’ai subitement eu un peu peur: «J’espère que j’arrive encore à jouer au tennis! Parce que maintenant, si tout d’un coup je ne mets plus une balle...» (Il rit.) Alors voilà, tout ce que j’ai vécu, toutes ces expériences nouvelles, c’était fascinant, fabuleux, mais je n’oublie pas que jouer au tennis est ce que je sais faire de mieux.
- Nous avons aussi oublié que vous avez arrêté l’école à 16 ans. Comment vous êtes-vous formé intellectuellement?
- Par beaucoup de rencontres avec beaucoup de gens. Observer, apprendre. Je me suis toujours dit: «Plus grande est la foule, plus calme tu restes.» J’avais beaucoup de peine à parler en public au début. Répondre à une question, oui, mais prendre le micro et faire un discours pendant dix minutes, c’était un calvaire. En faisant ces expériences, je me suis amélioré. Je me suis parfois réécouté pour progresser, même si je ne supporte pas de me voir en interview. Encore aujourd’hui, cela me fait bizarre de m’entendre parler…
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- Je pensais plus largement à votre évolution en tant qu’homme.
- J’ai dû vite grandir, comme Martina Hingis ou Patty Schnyder. On n’a pas le temps de vraiment mûrir, il faut le faire vite. J’ai toujours apprécié d’être sous les projecteurs, c’est presque ce qui m’intéressait le plus: jouer dans de grands stades. J’étais plutôt timide comme garçon, mais je me suis surpris à embrasser la situation plutôt qu’à la fuir. C’est un peu bizarre, mais cela s’est passé comme ça. Je me suis lancé et ça a bien tourné. Ensuite, plus j’ai eu du succès, plus je me suis senti à l’aise, calme, serein. Les succès vous apportent une assise. Aujourd’hui, je sais que si je fais les choses correctement, je vais parvenir à un certain niveau. Je le sais parce que je me le suis prouvé tellement de fois! Le reste est question de préparation et d’organisation.
- Quels sont les grands principes qui ont régi votre carrière?
- Je n’ai pas de recette magique. J’ai simplement toujours visé la stabilité et le long terme. Construire quelque chose de solide. Avec mes coachs, par exemple, je suis depuis très longtemps avec Severin (Lüthi, ndlr) et Pierre (Paganini, ndlr). Je suis resté assez longtemps avec mes entraîneurs, nous avons eu le temps d’approfondir le travail sur mon jeu. Cela m’a, je pense, équilibré pour évoluer dans le circuit. Après, je suis ouvert à la nouveauté, je ne suis pas figé dans un certain schéma. Mais un secret, vraiment, je n’en ai pas. Je m’entraîne très dur, très fort, mais ça, j’estime que tout le monde le fait et je n’aime pas en parler.
- Mais vous avez beaucoup innové et souvent été imité.
- Je ne sais pas comment font les autres et, honnêtement, je ne tiens pas à le savoir. Tant que je sens que je suis sur le bon chemin et que je progresse, cela me suffit. Si je dois être exemplaire, si mon évolution peut être intéressante pour les autres parents et les juniors, c’est parce qu’elle est normale. J’ai une vie extraordinaire, mais j’ai l’impression d’avoir eu un parcours normal. J’ai connu des problèmes au début, j’avais de la peine à me concentrer. J’ai écouté mes parents, mes coachs qui me disaient de me calmer. Alors OK, j’ai essayé. Et en essayant des choses, j’ai vu ce qui était le meilleur pour moi et pour ma carrière. Finalement, c’était assez simple, quand même. Je me suis entraîné dur, j’ai vite appris, j’ai respecté mes coachs et les personnes autour de moi. Et toujours travaillé dans une bonne ambiance, ce qui m’a également beaucoup aidé, je crois.
- Question bête, mais peut-être pas: qu’aimez-vous tant dans le tennis?
- Ce n’est jamais la même chose. L’adversaire, la surface, la balle, la température, rien n’est jamais comparable d’un match à l’autre. Au golf, vous pouvez taper 1000 fois dans la balle jusqu’à reproduire exactement le même geste. Au tennis, la balle ne revient jamais exactement de la même manière. On peut toujours progresser.
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